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Les pays de race anglo-saxonne ont eu, pendant ces dernières années, les yeux fixés sur l’Irlande. Ils ont assisté à un véritable duel entre celle que l’on appelait jusqu’ici l’île-sœur et ses maîtres, ses anciens conquérans. La lutte a offert des péripéties variées et émouvantes. Mais, pour les esprits observateurs, il est devenu bien vite évident que le conflit était économique beaucoup plus que politique. Il s’agissait de savoir si les habitans de la verte Érin continueraient à n’être que les fermiers du sol qu’ils cultivent ou s’ils pouvaient espérer s’élever un jour à la dignité de propriétaires fonciers. Ce qu’il y a à la racine de toute guerre civile, remarquait le vieil historien Polybe, c’est un déplacement de fortune. Comment réussira-t-on à combler l’attente si vivement excitée du peuple irlandais ? Sera-t-il possible de lui accorder le déplacement de fortune qu’il souhaite ? C’est ce que l’avenir nous apprendra. Quoi qu’il en soit et en attendant mieux, le gouvernement anglais s’est déjà occupé de la révision des lois agraires, et l’on sait que le ministère Gladstone a pris l’initiative d’un ensemble de réformes désignées sous le nom de Land Art et qui, en tout autre temps, auraient été de nature à amener une détente sérieuse.

Se représente-t-on, dans ces conjonctures, un penseur ayant médité fortement sur ces questions, surgissant tout à coup comme le deus ex machina du drame, et apportant une nouvelle solution économique à des hommes qui se demandent, de part et d’autre, où l’on va et ce que l’on va faire ? Pour peu qu’il ait le don de se faire écouter, la parole entraînante, l’accent pathétique, on juge du silence qui va se faire autour de lui. On devine aussi que ce silence ne sera pas de longue durée et que bientôt il fera place aux acclamations des uns, aux huées des autres, se croisant comme les feux de deux années. Et il y aura bien là, en effet, deux grandes armées : d’un côté ceux qui se félicitent de la solution proposée, de l’autre ceux qui la trouvent irrationnelle, injuste, exécrable et, entre ces deux camps hostiles, quelques esprits indépendans, modérés, de ceux qui appliquent en chaque circonstance la maxime de saint Paul : « Éprouvez toute chose et retenez ce qui est bon, » mais ne formant qu’un petit groupe.

Autre question brûlante. L’Angleterre souffre et l’Amérique aussi, quoique à un degré beaucoup moindre, des inconvéniens de la grande propriété foncière. D’immenses domaines y sont réunis, soit par le fait de l’hérédité, soit par celui de la spéculation, entre les mains d’un petit nombre de personnes, et des multitudes, arrêtées par cet abus, se voient dans l’impossibilité de posséder jamais un arpent de terre. Qu’on imagine un publiciste recueillant les plaintes que soulève un pareil état de choses, recherchant avec patience les moyens de remédier à ce mal et arrivant un jour avec un projet de réforme