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Conciergerie, tandis que Mme de La Valette restait dans la chaise à porteurs. Ce fut lui qui, conduisant lui-même le cabriolet, déconcerta par mille détours la meute des poursuivans. Il disait à M. de La Valette :

J’ai ici quatre pistolets à deux coups chargés chacun de deux balles. S’ils vous atteignent, servez-vous-en.

A Dieu ne plaise ! reprit celui-ci.

Vous seriez perdu comme moi, alors, ajouta Chassenon en fouettant son cheval ; c’est moi qui vous donnerai l’exemple.

Et il l’aurait fait comme il le disait, car c’était un homme plein d’honneur et de courage, bien que sa tête fût mal réglée.

Esprit de Chassenon était fils d’un président au parlement de Bretagne, et frère de M. de Cursay, préfet de Nantes, et l’un des défenseurs de la restauration dans la crise de 1830. Je l’avais connu dès ma jeunesse, il venait souvent aux Ormes ; son père vivait près de Poitiers, dans une fort belle maison, entourée d’un grand jardin, orné lui-même de statues. Un jour que je m’y promenais avec lui, il me montra la statue connue sous le nom du Rémouleur et me l’expliqua en ces termes : « C’était un esclave : en aiguisant son couteau, il entendit le complot formé par les fils de Brutus en faveur de Tarquin, et il en parla à Porcie, femme de Brutus, et lui remit le couteau ; celle-ci s’en donna un grand coup dans la cuisse, et le tendit à son mari en lui disant : Pœte, non dolet. »

Naturellement, le fils d’un tel père n’avait pas été trop bien élevé ; mais sans être à ce point d’érudition, il ne manquait pas de bonne opinion de lui-même. A peine majeur, il avait mangé follement tout son petit bien, et devenu auditeur comme moi, je l’avais rencontré une première fois, intendant à Fiume, où il s’était fait une mauvaise querelle avec le général Bachelet ; puis une seconde fois en Pologne, où il s’était fait une querelle encore plus sotte, laquelle lui valut un coup de pistolet dont il n’a jamais bien guéri. Je l’avais perdu de vue, lorsque j’appris la part qu’il avait prise à l’évasion de M. de La Valette. Nous le retrouverons une fois ou deux dans le cours de ce récit.

Tandis que le condamné de la cour d’assises narguait ainsi, non pas la justice, à coup sûr, mais l’iniquité même, dans son propre palais, le procès du maréchal Ney, déjà commencé, marchait d’incident en incident.

Le maréchal avait comparu, le 9 novembre, devant un conseil de guerre composé de maréchaux et de généraux dont la plupart avaient, comme lui, pris parti pour l’usurpateur relaps et certainement auraient épargné sa vie. Il avait récusé ce conseil, pour se livrer à la chambre des pairs, où il ne comptait guère que des