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et c’est encore (car il existe au moment où j’écris ces lignes), un homme extraordinaire, d’un savoir, universel, d’une activité prodigieuse, et de qui l’on peut dire que rien ni personne ne lui était étranger, mais un homme dont la société n’était pas tout à fait sûre, un peu malicieux, un peu tracassier, fort meddling, comme disent les Anglais, et au fait des moindres caquets de la moindre ville des deux mondes, comme des moindres secrets, des moindres opérations de la nature. Sa conversation, très instructive, était accablante, parce qu’elle était intarissable, surchargée de faits et d’allusions de tout genre, coupée de parenthèses innombrables et interminables, et finissait par devenir fastidieuse, à force de complimens prodigués indistinctement à tout venant. Je n’ai point connu son frère, bien qu’il fût alors à Paris, où il se montra le grand adversaire de la France ; c’était, tout le monde en convient, une tête puissante et un cœur ardent. Je regrette de n’en pouvoir parler que sur le témoignage d’autrui.

Parmi, les Français, les trois personnages considérables que je vis habituellement à cette époque furent M. de Chateaubriand., M. de La Fayette et Benjamin Constant ; il serait impossible d’en indiquer trois qui fussent plus différens l’un de l’autre.

M. de Chateaubriand ne fréquentait pas alors le salon de Mme de Staël. Je crois me rappeler que ce fut seulement en 1817 qu’il y vint habituellement ; mais nous le voyions souvent chez Mme la duchesse de Duras, qui devint, plus tard, l’une de ses admiratrices passionnées. Mme de Duras demeurait alors rue de Grenelle, tout près de la rue de Bourgogne, et porte à porte avec Mme de Staël. Elle lui ressemblait de taille et de figure, et ne négligeait aucun effort pour rendre cette ressemblance de plus en plus frappante. C’était une personne d’un esprit distingué et d’un noble caractère, mais dont l’existence a été malheureuse parce que sa position était fausse, même à ses propres yeux. Fille d’un conventionnel, M. de Kersaint, gentilhomme breton, républicain sincère, mais ardent et déclamateur, comme l’étaient tous les républicains de cette époque, née d’un père à qui l’on ne pouvait reprocher aucun acte criminel, mais dont on pouvait citer de regrettables paroles, elle devait son tabouret à la cour à son mariage, et son mariage au hasard de l’émigration ; c’était une grande gêne, pour elle dans le coup de feu : de la restauration ; aussi son attitude dans le grand monde était-elle un compromis perpétuel entre l’orgueil du rang et la piété filiale. Douée d’un cœur sensible, elle vivait dans une méfiance, par malheur trop bien, fondée, de ses agrémens personnels. D’un esprit délicat et cultivé, elle recherchait et redoutait également la société des gens de lettres, toujours inquiète que l’affabilité n’autorisât la familiarité.