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et la cimenter[1]. Le tsar avait la prétention d’être son propre ministre des affaires étrangères, ce qui faisait dire au comte Andrassy : « Je suis fier d’avoir pour collègue un souverain, mais bien humilié de le voir si mal inspiré et si peu expérimenté. »

M. de Bismarck n’était pas seulement l’homme des actions hardies et des inspirations soudaines, il était aussi l’homme des longues et utiles patiences ; de longue main, il préparait son terrain, et, lorsque tous ses jalons étaient posés, il saisissait l’occasion ardemment guettée pour réaliser ses projets. À ce moment, il s’appliquait à calmer les amertumes qui couvaient encore dans le cœur de l’empereur François-Joseph, il tenait avant tout à rétablir les rapports personnels entre le roi et son neveu et à atténuer les légitimes préventions de la cour de Vienne. Les journaux parlaient d’une entrevue, tandis que des intermédiaires secrets s’appliquaient à la préparer. La négociation était en bonnes mains ; elle se poursuivait entre l’archiduchesse Sophie, la mère de François-Joseph, et sa sœur, la reine douairière de Prusse.

Le 22 octobre, à sept heures du matin, l’empereur d’Autriche, qui avait quitté Vienne, la veille au soir, descendait à la station d’Oos du train express qui le menait à Paris. Il allait entrer dans la salle du buffet, où l’attendait une collation, lorsqu’il apprit, non sans émotion, que le roi de Prusse accourait de Bade pour le saluer à son passage. Les deux souverains furent subitement en présence : leurs bras ne s’entr’ouvrirent pas, de sanglans souvenirs se dressaient entre eux ; Kœniggraetz jetait une sinistre lueur sur les sermens échangés à Gastein. L’entrevue fut courte, car déjà le train avait du retard, mais la glace était rompue, les mains s’étaient rencontrées. Le roi avait réveillé dans le cœur de son neveu les sentimens de famille

  1. La Russie, en 1879, armait sans relâche; la dislocation de ses troupes sur les frontières de la Prusse et de l’Autriche prenait un caractère alarmant. Le cabinet de Vienne et le cabinet de Berlin réclamèrent des explications. Les préparatifs furent niés; mais M. de Bismarck était renseigné. « Pourquoi, disait-il. Dieu aurait-il créé les juifs polonais, si ce n’est pour servir d’espions?» Les journaux russes continuaient d’ailleurs l’ardente campagne qu’ils avaient ouverte contre l’Allemagne. On savait que les articles les plus acrimonieux sortaient de la plume de M. de Jomini, ce qui leur donnait une importance exceptionnelle. Ils reflétaient la pensée du tsar, qui, dans ses entretiens et dans ses correspondances, parlait de ses griefs et formulait des menaces. C’était le moment où la presse inspirée s’adressait à nos ressentimens et nous conviait à une alliance, tandis que les généraux en mission en France et Skobelef affectaient des allures de défi et de dédain pour l’armée allemande. La Prusse et l’Autriche se sentirent menacées, bien que le gouvernement français ne répondit qu’avec une extrême réserve aux incitations dont il était l’objet. M. de Bismarck se trouvait à Gastein; sur son appel, le comte Andrassy vint l’y rejoindre. On se concerta sur les précautions à prendre, on jeta les bases d’une entente, et il fut convenu que M. de Bismarck irait à Vienne pour discuter et conclure une alliance.