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Le roi Guillaume n’avait pas les hardiesses du joueur ; c’était un esprit pondéré, méthodique, timide plutôt qu’entreprenant ; il ne se souciait pas de violenter la fortune et de risquer sur un coup de dé, sans la certitude absolue du succès, les résultats acquis. Les ministres tombent du pouvoir et manquent la gloire, mais les souverains perdent leur couronne et compromettent les destinées de leur pays. — Le roi et son conseiller n’étaient pas toujours d’accord. M. de Bismarck avait un grand respect et un profond attachement pour « son maître, » mais il regrettait les timidités, les partis-pris et les faiblesses de ce maître pour d’anciens serviteurs qui se permettaient de critiquer ses actes et de miner son crédit[1]. Ce grand politique ne supportait pas les coups d’épingle. Il déplorait l’influence que des personnalités subalternes exerçaient sur l’esprit du roi. « Je supporte bien la lutte contre des adversaires sérieux, convaincus, disait-il, contre une assemblée, contre des partis hostiles : elle est rationnelle ; inévitable, mais ce qui me brise, c’est la lutte sourde contre des hommes sans valeur, contre des inimitiés traîtresses s’exerçant sur une âme honnête, élevée, mais timorée. C’est une toile d’araignée à défaire chaque jour, c’est l’œuvre nocturne de Pénélope, mes nerfs s’en ressentent et ma patience souvent est mise aux plus rudes épreuves. » Le comte de Bismarck s’irritait des obstacles, il se plaignait d’être méconnu, payé d’ingratitude, il maudissait le pouvoir. Richelieu a connu de plus grandes amertumes ; il a subi les angoisses humiliantes de la journée des Dupes. « Vingt pieds carrés, disait-il en faisant allusion au cabinet de Louis XIII, me donnent plus de peines que toute l’Europe. »

Il ne devait pas coûter cette fois au ministre de se prêter à la volonté royale. Les intérêts de sa politique se conciliaient avec les vues de son maître : il passa de la violence à la modération. Ses retours

  1. Dépêche de Berlin. — « Le court séjour que le comte de Goltz a fait à Berlin a donné lieu à plus d’un incident. Le ministre et l’ambassadeur se sont exprimés l’un sur l’autre avec peu de tempérance. Si le comte de Bismarck témoigne peu d’égards à ses collègues du conseil, il n’agit pas avec moins de violence contre les adversaires qu’il rencontre jusque sur les marches du trône. La distance est grande entre lui et le prince royal, qui le rend responsable de l’irritation persistante de l’opinion publique dans les provinces annexées. Le mécontentement ne s’apaiserait pas en Hanovre ; M. de Bennigsen méconseillerait le voyage, il craindrait que Sa Majesté ne fût exposée à un fâcheux accueil. Les rapports du plénipotentiaire militaire à Munich ne seraient pas plus rassurans. »
    Dépêche d’Allemagne. — « Le comte d’Usedom, qui vient de passer plusieurs semaines à Berlin, m’a parlé des voies obscures dans lesquelles la Prusse s’est engagée ; il manifeste des inquiétudes au sujet du maintien de la paix. Il ne ménage pas les critiques à M. de Bismarck, il énumère avec complaisance ses fautes ; il dit qu’il n’aime pas les programmes et qu’il n’est pas aisé de s’entretenir avec lui des éventualités de l’avenir. »