Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/402

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’éclat contraste avec sa pauvreté, par ses actes hardis, par l’impunité des offenses qu’il fait aux anciens dieux, car les statues et les arbres sacrés sont abattus par sa hache, les sources reçoivent sa bénédiction et la pierre des sacrifices ne se soulève pas pour renverser l’autel qu’il y a dressé. Les pauvres gens auxquels il enseigne le travail et dont il assure l’existence forment sa clientèle. Une communauté est ainsi groupée autour de la petite église en bois, à portée de la cloche qui appelle à la prière et qui fait fuir les esprits, car ceux-ci ne peuvent demeurer dans le voisinage des chrétiens, et les paysans, au dire de la légende, trouvent parfois dans leur voiture de toutes petites pièces d’or déposées par d’imperceptibles gnomes qui émigrent, et, après s’être assis une partie du chemin sur le char qui passait, ont honnêtement payé le prix du transport. Mais les gnomes, comme les esprits de la montagne ou des eaux, ne s’en vont jamais loin. Ils attendent et demandent si le chrétien est toujours là. Le chrétien y resterait-il toujours ? c’était une question, car le paganisme avait dans l’Allemagne du Nord et dans la Scandinavie la force de se défendre et d’attaquer.

Sur ces Germains demeurés Germains et restés en Germanie, le christianisme ne pouvait avoir prise comme sur les peuples dépaysés, Goths, Vandales et Francs. Les Saxons, les Frisons, les Scandinaves vivent comme leurs ancêtres. Au-dessus du non-libre et du simple libre, ils ont le noble, qui est en même temps un prêtre. Cette aristocratie, sacerdotale et guerrière tout à la fois, a une horreur instinctive pour le prêtre chrétien, qu’elle croit envoyé pour la soumettre à l’impôt et aux lois de l’étranger. Elle est la prêtresse d’Odin, le dieu de la guerre, dont le culte héroïque et sanglant convient à ses mœurs. Au milieu du VIIe siècle, la Saxe a secoué le joug des Francs et elle a pris contre eux l’offensive, il y a comme un monde du Nord opposé à cette Gaule où l’église et la royauté tombent en décadence et semblent près de la ruine. Saxons et Scandinaves sont des conquérans, et leurs émigrations armées semblent annoncer une invasion nouvelle. Il ne suffira point pour les convertir que des missionnaires leur apportent des paroles incompréhensibles et leur donnent des représentations de la foi. Pour achever l’évangélisation de la Germanie, il faudra de grands efforts, la persévérance et l’esprit de suite d’une politique bien conduite. Il faudra aussi, — car la vieille religion est enracinée dans le pays et dans les cœurs, et la nouvelle offense trop violemment, non-seulement les croyances, mais la conception tout entière que les Germains ont de la vie et de l’humanité, — il faudra, dis-je, le fer et le feu. À cette œuvre, la papauté fournira la politique et Charlemagne le fer et le feu.


ERNEST LAVISSE.