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confondus dans une sorte de familiarité. Pendant la première nuit qu’il passa auprès de la branche consacrée, saint Gall vit venir un ours qui mangea les restes de son repas : « Au nom du Christ, lui dit-il, retire-toi de cette vallée ; tu partageras avec nous les montagnes et les collines, à condition que tu ne fasses aucun mal ni aux troupeaux, ni aux hommes. » Saint Gall avait appris de son maître l’art de charmer les bêtes, car on disait que, lorsque Colomban traversait une forêt, les oiseaux voltigeaient autour de lui et les écureuils venaient se poser sur sa main. Mais le trait le plus poétique de l’histoire des Irlandais, c’est la lutte de la religion chrétienne contre la vieille religion naturaliste, de la métaphysique contre la mythologie, du Christ contre les esprits des terres et des eaux. Saint Gall entendit, un soir qu’il jetait ses filets dans un lac, un dialogue entre le démon de la montagne et le démon des eaux : — « Lève-toi, disait le premier ; au secours ! Des étrangers sont venus qui m’ont chassé de mon temple ! » — Et l’autre répondait : — « Mais en voici un justement auquel je ne pourrai jamais nuire ; j’ai voulu détruire ses filets, et je m’avoue vaincu et je pleure, car il est toujours ceint du signe de la croix et ne sommeille jamais ! » — Quelquefois ces esprits dépossédés apparaissaient sous la figure de femmes nues et jetaient des pierres ; mais le signe de la croix les faisait fuir le long des eaux et l’on entendait leurs cris, leurs lamentations et la question qu’ils faisaient : « Le chrétien est-il encore dans notre désert ? »

Les missionnaires, qui s’en vont ainsi dans un monde inconnu, sans le secours d’un roi ou d’un prince, sans argent et sans armes, seront-ils capables d’achever l’œuvre si hardiment commencée ? Malgré les auxiliaires que leur envoient les communautés de la mère patrie, ils ne sont qu’une poignée d’hommes dans cette immense Germanie. Aussi n’en ont-ils conquis que les abords. Par leurs monastères qui ont été des écoles de travail intellectuel et agricole, et d’où sont sortis des prêtres et des évêques meilleurs que les contemporains de Grégoire de Tours, ils ont affermi le christianisme en Austrasie et l’ont assuré contre tout retour offensif. En Allemannie et en Bavière, sur le Haut-Rhin et sur le Haut-Danube, des évêchés ont été relevés ou créés par eux ; mais ces églises ne sont pas organisées ; elles ne s’appuient pas les unes sur les autres ; elles n’ont point de chef commun, et cependant il reste à faire de grands efforts, car la Thuringe, cœur de la Germanie, ne possède encore que de rares chapelles et la grande Saxe est païenne tout entière. À quelque distance du Rhin et du Danube, le missionnaire est aventuré. Il peut s’assurer l’appui de quelque chef et jeter la semence de la parole chrétienne, attirer autour de lui la population, l’étonner par l’austérité de sa vie et la nouveauté de ses discours, par les vêtemens sacerdotaux dont il se revêt aux jours de fête et dont