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de la corruption de la religion chrétienne, car la religion, comme la comprenait et la pratiquait Grégoire de Tours, descendant de l’âme exceptionnelle du saint évêque dans la masse ignorante, n’y pouvait produire qu’une idolâtrie grossière et l’immoralité.


V.

Sans doute, il y a dans l’église comme dans la conscience de Grégoire une survivance du divin. Même dégénérée, elle est bienfaisante, car les efforts vers le bien ne sont jamais perdus, et si l’histoire du christianisme montre que la recherche d’une perfection idéale est chimérique, si le contraste entre la laideur des choses et la beauté du rêve est attristant, c’est une consolation de penser que la chimère et le rêve ont en ce monde leur utilité. Tout indignes que soient tant d’ecclésiastiques, l’église exerce une haute magistrature d’humanité. Elle est la protectrice légale des misérables. À l’évêque sont confiées les causes des veuves et des orphelins ; il habille et il nourrit les pauvres ; il fait visiter les prisonniers par l’archidiacre tous les dimanches ; il donne asile aux lépreux, qui sont des réprouvés parce que leur mal est un objet de terreur et d’horreur. Les conciles protègent l’esclave, dont la condition est plus atroce au VIe siècle qu’elle n’était à Rome, au temps où la législation impériale l’avait pris en pitié, et en Germanie, où l’on ne connaissait pas l’esclavage domestique, le plus atroce de tous. Un contemporain de Grégoire, ce Rauching, qui appliquait sur les membres nus de ses serviteurs des torches allumées, jusqu’à ce que la brûlure fit tomber la chair et calcinât les os, rappelle ces Romains qui engraissaient les murènes de leurs viviers avec de la chair d’homme, ou ces matrones qui enfonçaient des épingles d’or dans le sein de leurs femmes. L’église répète à ces barbares la défense de tuer l’esclave ; elle y ajoute la défense de le vendre hors de la province et de séparer les époux qu’elle a unis au nom de Dieu. Elle fait plus : elle proclame « l’égalité du maître et de l’esclave devant le Dieu qui ne fait pas au ciel de différence entre les personnes. » Pourvue par la loi romaine du droit d’affranchissement qu’elle pratique dans ses temples, elle range la libération des esclaves au nombre des œuvres pies, et les formules, les lois mêmes promettent au maître libérateur qu’il « recevra sa récompense dans la vie future auprès du Seigneur. » Elle traite bien ses propres serfs : dans la hiérarchie de la servitude, les serfs d’église sont placés en tête à côté de ceux du roi. Bonne propriétaire, elle fait à ces ouvriers de ses domaines un sort supportable, et l’afflux des