Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/383

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait tiré douze apôtres, parmi lesquels se sont rencontrés un traître et des pusillanimes, car le disciple bien-aimé se trouva seul au pied de la croix. L’humanité vraie prit de la religion du Christ ce qu’elle en put comprendre ; elle fit effort pour s’élever jusqu’à elle, mais elle l’abaissa aussi sa portée. Nul doute que, le compte fait de toutes les superstitions et de toutes les erreurs, elle demeura meilleure qu’elle n’était auparavant : la foi et la morale chrétienne, même altérées, furent bienfaisantes ; mais l’église, qui n’a pu empêcher ces altérations, qui les a même acceptées, provoquées ou aggravées, ne pouvait plus avoir l’énergique activité des premiers jours. L’intelligence d’un chrétien du VIe siècle, emprisonnée dans les formules d’un code minutieux de croyances, n’a plus rien à désirer, rien à chercher : elle est frappée d’inertie. Un chrétien comme saint Paul, dont l’esprit était occupé par quelques grandes idées, et dans le cœur duquel bouillonnait l’amour de Dieu, ne croyait jamais avoir fait assez pour obéir à sa mission divine ; le monde, qu’il embrassait d’un regard et qu’il parcourait d’un pas leste, était trop étroit pour lui. Quelle différence entre lui et ce pape, son successeur, qui lime gravement et non sans effroi, les prétendues chaînes du plus grand des apôtres !


IV.

La religion telle que l’histoire l’avait faite se retrouve dans l’âme du plus grand personnage ecclésiastique des temps mérovingiens, l’évêque Grégoire de Tours : la dignité de sa vie, sa charité, sa bonté sont comme la survivance du divin dans la décadence de l’église ; mais quelles misères dans cet esprit et quel désordre dans cette conscience ! Grégoire a du bon sens, même de la finesse ; il a du jugement, mais il a reçu de ses maîtres une éducation insuffisante, et l’éducation générale, si puissante dans ses effets, que donne aux intelligences la façon d’être du temps où elles vivent, était au VIe siècle détestable et funeste. Grégoire n’a point de culture philosophique et il n’a qu’une très médiocre culture littéraire : il ne sait pas du tout la langue grecque, et il sait mal la langue latine ; il se console, il est vrai, de sa « rusticité, » en pensant qu’elle le rend intelligible aux rustiques, et nous lui pardonnons de grand cœur solécismes et barbarismes ; mais, comme l’intelligence d’un contemporain d’Auguste et de Louis XIV reflète la belle ordonnance des choses, ainsi le désordre des institutions et des mœurs trouble ce contemporain de Chilpéric : le même homme qui ne comprend pas la logique d’une syntaxe voit confusément les relations des idées entre elles, ne mesure pas la proportion des faits, grossit les petits et passe sur les grands à la légère. Il aurait pu être à une autre date