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la matière vers l’idéal : mais la matière a pesé sur les ailes de l’esprit et l’a retenu entre ciel et terre, plus près de la terre que du ciel.

Les hommes habitués au voisinage du divin ne se sentirent pas assez proches d’un Dieu qui remplissait le monde, et, partout présent, n’entrait nulle part en communication intime avec ses fidèles. Ils cherchèrent des échelons pour monter jusqu’à lui. Ils trouvaient dans les Écritures les esprits bons et mauvais ; ils leur donnèrent des formes plus précises. Parmi les démons se placèrent les dieux de l’ancienne mythologie, auxquels l’église elle-même accorda une survivance étrange, sous la forme de tentateurs acharnés à la perdition des âmes. Une puissance miraculeuse funeste fut attribuée aux statues des anciennes divinités et aux ruines de leurs temples. Mille bruits extraordinaires en couraient. On contait, par exemple, qu’un homme qui venait de se fiancer s’avisa, un jour qu’il jouait à la paume, de passer au doigt d’une Vénus son anneau de fiançailles ; la partie faite, il ne put l’arracher du doigt de marbre, qui s’était replié ; la nuit, la déesse lui apparut en songe pour lui dire qu’elle était sa femme légitime et qu’elle entendait vivre avec lui à jamais. Ce n’était pas seulement le populaire que ces imaginations troublaient. Le pape Grégoire le Grand raconte dans un de ses dialogues l’aventure d’un juif, qui, surpris par la nuit, ne trouva point d’autre asile qu’un temple abandonné d’Apollon : les ténèbres et la solitude l’effrayèrent ; il avait entendu dire que les démons hantaient cette ruine, et, tout juif qu’il fût, il se signa. Bien lui en prit ; car, à minuit, le temple se remplit de fantômes qui tinrent séance sous la présidence d’Apollon, auquel ils rendirent compte des tentations dont ils avaient assailli les chrétiens. Ainsi toute une légion infernale était organisée pour la guerre contre les âmes ; mais en face d’elle se rangea la légion céleste : le culte des anges s’organisa ; des églises furent placées sous l’invocation des plus grands et chaque âme crut avoir son ange gardien. Ces purs esprits étaient encore trop élevés au-dessus de l’homme, et la terre vers laquelle ils descendaient n’était pas leur patrie : sur la route de la terre au ciel, l’église fit monter les martyrs et les saints. Martyrs et saints devinrent les compagnons de Dieu dans la gloire éternelle, mais en même temps ils demeurèrent attachés au point de la terre où ils avaient vécu. L’antique croyance populaire que l’âme des morts ne s’éloigne pas de leur dépouille avait produit chez les païens les rites naïfs du culte des morts ; elle a certainement contribué à produire chez les chrétiens le culte des martyrs. On s’imagina être tout près des saints quand on touchait leurs restes, et même cette opinion donna lieu à de singuliers scandales : en Égypte, il fallut défendre aux chrétiens de garder chez eux les corps des personnes réputées