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Chacun de nous a le droit d’être ce qu’il est et de se distinguer des autres tout en puisant au fond commun ; tout le mal vient des imitateurs qui, sans avoir à part eux rien d’individuel, se ruent sur l’individualité d’un homme et s’en disputent les lambeaux. »

« Tel maître va s’engager dans une voie que lui seul peut suivre, tel autre prendra la voie ouverte devant tous, le grand chemin du beau, du vrai, du bon, et de ces deux génies, — souvent égaux, — il n’y en aura qu’un de classique. Beethoven est peut-être un aussi grand musicien que Mozart; il lui manque le goût suprême, l’équilibre, la santé physique et morale ; il y a dans son organisme et dans sa vie un je ne sais quoi d’irrégulier, de péniblement bizarre, qui, passant dans son œuvre, la devait plus tard recommander, comme un engin de destruction, aux faiseurs de guerre civile. »


Désormais le goût de la musique est universel, il faut donc la juger autrement qu’à une époque beaucoup moins large et moins ouverte d’envergure. Une bonne esthétique selon notre temps sera nécessairement scientifique, historique et populaire. Celle de Grillparzer, — trop exclusive, — ne suffit plus. Les masses ne se laissent ni convaincre ni diriger par des aphorismes ; elles veulent la preuve, et la preuve ne s’acquiert que par des auditions fréquentes, entraînant après elles des discussions plus ou moins banales, où le divin type, en se répandant et se vulgarisant au jour le jour, ne laisse pas de se dégrader quelque peu. Grillparzer fut un des derniers représentans de la critique de sanctuaire ; il eut devant Mozart des agenouillemens apostoliques, sans nier de parti-pris les dieux nouveaux, fidèle au passé, ouvert au présent, large de vues, avec des principes très arrêtés, judicieux, intraitable et bon enfant, — ce que personne aujourd’hui ne veut plus être, — bref, un de ces commentateurs originaux et dévoués par qui les chefs-d’œuvre se survivent. Le Louvre peut brûler demain et la Joconde cesser d’être; cent ans, deux cents ans encore, et Don Juan, les Noces de Figaro, la Flûte enchantée dormiront dans les nécropoles à côté de Fidelio et des neuf symphonies ; et pourtant on en parlera toujours comme du Jupiter d’Otricoli, comme du colosse de Phidias en chryséléphantine réduit en cendres dans l’incendie de Byzance. Les monumens du beau peuvent périr, son idée reste immanente, et cela, grâce à quelques-uns de ces croyans, de ces naïfs, de ces « bons enfans » qui se donnent la main à travers les siècles et font, — quand les chefs-d’œuvre ne sont plus, — que nous continuons de les admirer.


HENRI BLAZE DE BURY.