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de Médée la met hors la loi. Vainement elle sacrifie à son idole père, frère, patrie, tout, jusqu’à son empire du surnaturel, Jason reste insensible, aucune immolation ne prévaudra contre l’insurmontable dégoût. Elle, cependant, s’attache à ses pas, toujours ardente et suppliante, lorsque enfin la lâche trahison de son amant change la victime en furie. Coupables, innocens, sa haine sauvage ne distingue plus, et c’est au milieu de l’incendie, les mains rouges du sang de ses enfans, qu’elle sort triomphante du palais de Créon. Ainsi se termine le quatrième acte de la troisième partie des Argonautes; on peut voir là un dénoûment, l’acte suivant n’étant guère qu’une longue scène entre Médée et Jason, qui se retrouvent après des années et résument froidement, mais non sans grandeur, la moralité philosophique de la tragédie : résignation, souffrance, expiation. Dans le répertoire dramatique de Grillparzer, Médée serait la contre-partie de Sappho ; même sujet, le grand, l’éternel problème de l’amour, mais diversement étudié, creusé, résolu. Ici et là, toute la gamme des tonalités parcourue avec un art infini du contraste. D’un côté, la hauteur d’âme, la dignité, l’immolation volontaire; de l’autre, la sauvagerie et la barbarie, et partout, dans la diction, la beauté classique maintenue.

Il serait temps de dire un mot de l’Aïeule et de nommer aussi les principaux drames du répertoire romantique de Grillparzer. Représentée en 1817, l’Aïeule fut l’œuvre de début du jeune auteur, quelque chose comme son Hernani; Sappho ne suit qu’en 1818 et la trilogie des Argonautes est de 1821. j’ai cité la pièce de Victor Hugo; c’est le même lyrisme continu, je dirai presque les mêmes personnages et la même situation, avec cette seule différence que le vieux Ruy Gomez s’appelle ici le comte Borotin, que doña Sol a nom Bertha et que le brigand Jaromir remplace le bandit Hernani. Il faudrait également indiquer l’air de famille avec le drame fameux de Schiller, qui passionnait encore les foules vers cette époque. Mais il y a en plus dans l’ouvrage de Grillparzer un élément qui ne se trouve ni chez le poète d’Iéna ni chez Victor Hugo, je veux parler du fantastique, aussi très en faveur alors au théâtre comme ailleurs, et partout d’un si puissant ressort quand on sait l’employer discrètement. j’ai vu jadis jouer l’Aïeule au Burgtheater de Vienne et jamais je n’oublierai l’épouvante qui régnait dans la salle à chaque apparition du fantôme ; il n’y avait pourtant là ni lumière électrique ni grand fracas de mise en scène; la fenêtre s’ouvrait à deux battans, un coup de vent qui soufflait la lampe, un éclair fouettant le pâle visage d’une jeune fille debout dans un linceul, et c’était assez pour la terreur. Les beaux vers sont comme la musique ; ce qu’ils peuvent, nous l’éprouvons chaque jour par les drames de Victor Hugo; ils suspendent l’action à leur gré, nous forcent à les écouter en