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Qui dit supériorité, dit exil ; toute supériorité a dans son ombre la mélancolie et, par suite, le désespoir et le suicide. Telle est l’idée morale de Sappho. Le génie apporte en naissant une malédiction qui le poursuivra jusque dans ses triomphes pour l’atteindre et le frapper à mort, le jour qu’il essaiera de se mêler aux hommes et de vivre de la vie commune. Malheur à lui s’il sort de son isolement, et malheur à l’insensé qui s’attache à ses pas ! Il paiera de son repos l’illusion d’un moment. Sappho n’a connu que l’admiration des hommes; lasse de bruit et d’applaudissemens, elle aspire désormais à l’amour, oubliant ses travaux, ses luttes et que, jeune encore, elle a déjà son printemps derrière elle. Aimer, être aimée! une femme, si grande qu’elle soit, n’échappe pas à cette loi; il faut que son cœur se dépense et qu’elle aime, n’importe comment, sans se rendre compte elle-même si c’est comme une sœur, comme une amante, comme une mère ou comme toutes les trois ensemble. Attendons-nous à voir l’amour de Sappho répondre à cette origine, et gare à l’infortuné qui le subira dans ses alternatives orageuses ! « Qui n’a pas connu l’amour de cette femme ne connaît pas le malheur, » a dit quelqu’un d’une Sappho moderne. La poétesse antique personnifiera cet idéal de mobilité, d’agitation et d’impitoyable persécution dans la tendresse. Vieillissant et doutant d’elle-même, comme elle a toutes les subtilités de la passion, toutes les délicatesses, elle en aura aussi les maladresses. Intempérante et brusque en ses variations, féline et superbe à tour de rôle, rendant et retenant, passant de l’humilité d’une servante à l’orgueil d’une reine, et toujours vaincue, et le cœur vide avec la tête qui s’exalte, et des rêves inassouvis I Chaîne horrible, où sont attachés là deux êtres également dignes de pitié ! Elle est certainement à plaindre, Elle, mais Lui, comment ne pas déplorer ce que son aventure a de tragique? Pauvre Phaon! enthousiaste victime! De dix ans plus jeune, il s’est élancé vers l’héroïne, croyant l’aimer quand ce sublime amour n’était qu’un simple transport d’admiration, et peut-être, ô vanité ! qu’un fougueux désir de se mêler à ses triomphes et de vendanger dans sa gloire. Hélas ! pour l’un comme pour l’autre, l’expérience aura mal tourné: Sappho, depuis longtemps, sondait l’abîme et, de son côté, l’imberbe Phaon, en voyant Melitta, vient de perdre sa dernière illusion, Melitta, son égale en jeunesse, en beauté comme en tout. Par elle, Phaon va rentrer dans l’ordre naturel de l’existence ; c’en est fait du bonheur de Sappho et de leur union. Comme psychologie et comme drame, l’étude est superbe, le style nombreux, harmonieux, facile à la manière de Racine dans Phèdre et dans Iphigénie, les trois unités classiques strictement observées; bref, un riche fruit servi sur un plat d’or.

Dès l’exposition s’annonce le conflit : Elle, enflammée de son amour,