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« Goethe vint au-devant de moi les mains ouvertes, aussi chaleureux qu’il m’avait la veille paru froid. Soyons sincère et ne rougissons pas d’un bon mouvement ; à l’annonce du dîner et quand il s’offrit à me conduire vers la salle à manger, je sentis mes yeux se mouiller à l’idée que je me faisais et que je me fais encore de ce grand homme, de ce personnage presque mythique dont le bras s’appuyait sur le mien, Goethe affecta de ne s’apercevoir de rien, il voulut me placer à côté de lui et causa d’un si bel entrain pendant tout le dîner que les convives n’en revenaient pas. »

Dès son retour à Vienne, le poète se reprit à l’œuvre, il donna : la Vie est un songe, drame romantique, très haut en couleur, que suivit presque aussitôt : Héro et Léandre. C’était la note classique qui se réveillait avec bien du charme, quoiqu’un peu monotone. Une tragédie classique n’étant jamais qu’un cinquième acte divisé en cinq parties, je me suis demandé souvent pourquoi l’auteur ne se bornait pas à nous servir purement et simplement le cinquième acte. Cette fable d’Héro et Léandre, par exemple, savez-vous rien de plus adorable? c’est le Roméo et Juliette de l’antiquité. Le malheur veut que l’élément poétique y prime trop le drame. Grillparzer, qui sentait le danger, a cru le conjurer en intitulant sa pièce : les Orages de l’amour et de la mer. Ce n’était qu’une erreur de plus, tout symbolisme ayant au théâtre cette propriété de tuer l’action. Héro rencontre Léandre dans le bois sacré, quelques paroles échangées et les deux jeunes cœurs ont cessé de s’appartenir. Vous pensez tout de suite au coup de foudre pendant le bal chez Capulet. Oui, sans doute, mais la nouvelle italienne prête au développement : que de choses-là pour un Shakspeare ! La couleur, le décor, le costume, tandis qu’avec l’antique, c’est le nu, le nu physique et psychique. Vous aurez beau tourner et retourner le sujet, impossible d’y rien trouver que des groupes. On ne fait pas du théâtre avec de la statuaire. Schiller le savait mieux que personne et néanmoins l’obsession fut telle qu’il ne s’en délivra qu’en accouchant de sa ballade restée célèbre. Je mets en fait qu’il n’est point de poète, point d’artiste qui n’ait, à certain jour, subi le magnétisme d’un de ces sujets-sphinx d’autant plus fascinateurs que vous sentez qu’ils sont impossibles. Meyerbeer aussi avait fait ce beau rêve d’un « Héro et Léandre » en voyant la Grisi et Mario poser devant ses yeux, et son rêve dura si longtemps que, lorsqu’il se réveilla pour chanter, le groupe idéal avait passé fleur. — La tragédie d’Héro et Léandre, qui fut à Vienne un immense succès, ne saurait avoir pour nous qu’une importance épisodique, et si nous voulons nous rendre compte des visées du poète, mieux nous vaudra d’interroger le premier de ses grands ouvrages classiques.