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l’obscurantisme d’un Metternich. Ce qu’il aurait fallu à Grillparzer, c’eût été un éditeur capable de dépayser sa renommée, de la centraliser à Stuttgart ou à Francfort et, comme nous dirions aujourd’hui de « lancer » son homme. Mais, que voulez-vous ? La destinée a ses hasards; souvent même, quand on l’accuse, elle est plus innocente qu’on ne croit. Tel qu’on lui reprochera d’avoir négligé s’est volontairement écarté d’elle. Pourquoi, dans ce triste désert de la vie, dont l’art pour quelques-uns est l’oasis, ne se rencontrerait-il pas aussi bien des originaux passionnés de silence et de solitude ? « Faire et laisser dire » nous conseille un proverbe : il y a mieux : Faire et laisser taire ! l’auteur de l’Aïeule, de Sappho, de la Trilogie des Argonautes a accompli ce programme, et la faute n’en doit être qu’aux circonstances s’il ne nous vient pas de l’inscrire immédiatement au-dessous de Schiller et de Goethe. Du reste, il savait sa valeur, n’étant point de ceux qui empochent les impertinences. Vous connaissez l’histoire de cet évêque qui se promenait dans un étroit sentier avec un séminariste par derrière et voulant se passer la fantaisie d’interloquer le bon jeune homme, lui demanda comment il dirait en latin : « Je suis un âne. » Si bien que le bon jeune homme lui répondit : Asinum sequor. Grillparzer appartenait à la famille de ces innocens prompts à la riposte, et mal en prit à Goethe d’essayer de jouer vis-à-vis de lui le personnage de l’évêque. Il avait vingt-cinq ans, lorsqu’au lendemain de ses deux grands succès de l’Aïeule et de Sappho, il fit le voyage de Weimar ; une grosse déception l’attendait là. Il était jeune, chaleureux, spontané : Goethe était vieux.


Lamartine vieilli, qui me traite en enfant...


A la place du poète de son admiration, il rencontra le quiétiste en parfaite contradiction avec son passé, l’homme circonspect, ponctuel et solennel qui ne pardonnait plus qu’à lord Byron ses coups d’audace. « Il me reçut comme un père, mais comme un père qui serait empereur. Tant de condescendance, de dignité, de majesté se mêlait à la bonne grâce de son accueil que, lui ayant été présenté le soir chez le grand-duc, je résolus de partir le lendemain matin sans aller frapper à sa porte. » Il réfléchit pourtant et dit très sagement que toutes ces manières n’empêchaient point l’auguste vieillard d’avoir été dans sa jeunesse l’auteur de Werther et de Faust Peut-être aussi faudrait-il croire que Goethe s’était aperçu du mauvais effet de son attitude. Quoi qu’il en soit, le lendemain en s’éveillant, Grillparzer recevait, pour le jour même, une invitation à dîner chez l’archi-maître. Il s’y rendit et cette fois la glace fut rompue :