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cœur du fils quasi-adoptif de Mme Helvétius, Manzoni l’appelait « cet angélique Cabanis. » En 1808, il s’éteignit brusquement et, avec lui, la société d’Auteuil.

Tracy, d’un esprit si ferme et si rigoureux, était trop renfermé pour renouer ces chers entretiens. Il s’appelait lui-même le solitaire d’Auteuil. Daunou, depuis que la mort l’avait séparé de Marie-Joseph Chénier, se laissait aller à ses sentimens de misanthropie studieuse; Gérando, Laromiguière, se détachaient de l’école de Condillac et ressentaient les souffles régénérateurs du siècle. Ces intelligences nettes et vigoureuses, ces républicains de l’an III. qui avaient accepté le 18 brumaire, s’arrêtèrent mécontens devant l’empire. Les uns, comme Volney, n’avaient pas pardonné à Bonaparte le concordat; les autres, froissés d’avoir vu supprimer l’Académie des sciences morales et politiques, dont ils faisaient presque tous partie, représentèrent dans leur attitude, dans leur langage, la revendication constante et calme du droit. Les derniers rayons du soleil du XVIIIe siècle, qui s’éteignait devant une réaction déclarée dans les doctrines, dans les sentimens, dans les talens, éclairèrent ce groupe de bourgeois d’une vigueur morale indéniable.

À cette époque de gloire militaire arrivait à Paris un jeune homme qui devait être un jour le chef politique de la haute bourgeoisie, quand sonna l’heure suprême où elle se divisa et où elle perdit la partie qu’elle jouait depuis soixante ans. Fils lui-même de la révolution, qui lui avait donné la liberté religieuse et un état civil, il fut frappé du spectacle auquel il assistait. Les excès et les caprices de la force avaient remplacé les élans vers la liberté. Sécheresse, froideur, isolement des sentimens et des intérêts personnels, tels étaient le train et l’ennui ordinaire du monde. Les fidèles héritiers des salons lettrés du XVIIIe siècle demeuraient seuls étrangers à la réaction, seuls ils conservaient les plus nobles et les plus aimables dispositions de leur temps : la promptitude à la sympathie, la curiosité bienveillante et empressée, et surtout le besoin de libre entretien. Ce jeune homme original, avide de tout connaître, au visage amaigri et grave, aux yeux de flamme, qui décelaient une ardeur concentrée et une passion indomptable, s’appelait François Guizot. Que d’événemens devaient s’accomplir depuis son arrivée à Paris jusqu’en 1848! Quels contrastes! Qui eût osé prédire en 1809 les deux invasions, le retour des Bourbons, le réveil de la liberté, le triomphe de la bourgeoisie, enfin la chute du gouvernement fondé par elle; et tout cela en moins de quarante ans!


BARDOUX.