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enfans étaient nés de son mariage : un fils qui mourut jeune, et deux filles, Mme d’Andlau et Mme de Mun, celles que Franklin nommait les Étoiles. Ce fut un des ménages les plus heureux de Paris. Les envieux disaient en parlant de M. et Mme Helvétius : — « Ces gens-là ne prononcent pas comme les autres les mots : mon mari, ma femme, mes enfans. »

La mort d’Helvétius ayant fait passer en d’autres mains la majeure partie de sa fortune, sa veuve s’était retirée à Auteuil avec 20,000 livres de rente. C’était plus qu’il ne lui en fallait pour offrir du bonheur chez elle et s’attacher uniquement à ses amis. Le premier de tous, au moment où la révolution éclata, était l’abbé Morellet. De 1760 à 1789, il y eut peu d’exemples d’une liaison aussi étroite, aussi douce ; Morellet passait régulièrement deux ou trois jours par semaine à Auteuil. Il y avait transporté sa bibliothèque et y avait commencé le fameux Dictionnaire du commerce, qui ne vit jamais le jour et pour lequel il recevait une subvention, de telle sorte que les malins disaient qu’il faisait le commerce du Dictionnaire.

A deux pas d’Auteuil, à Passy, demeurait Franklin. Durant son long séjour en France, ce fut un échange continuel de visites et de dîners. L’amabilité simple, le bon sens railleur, la bonhomie, l’indulgence, la sérénité douce en faisaient l’agrément. On arrivait à dire et à écrire les plus charmantes folies. Qui pouvait s’attendre à trouver Franklin si ami du badinage? Un matin, après avoir passé la journée de la veille à laisser leur fantaisie s’abandonner à toutes les extravagances, Mme Helvétius ne reçut-elle pas de son voisin cette déclaration qui n’effarouchait pas nos grand’mères :

« Chagriné de votre résolution, écrit-il, prononcée si fortement hier au soir de rester seule pendant la vie, en l’honneur de votre cher mari, je me relirai chez moi ! je tombai sur mon lit, je me crus mort et je me trouvai dans les champs Élysées. » Franklin y rencontre Helvétius ! Oublieux de ses liens, il avait pris nouvelle femme, Mme Franklin. « Je l’ai réclamée, mais elle me disait froidement : « j’ai formé une nouvelle connexion qui durera l’éternité.» Mécontent de ce refus de mon Eurydice, j’ai pris tout de suite la résolution de revenir en ce bas monde, revoir le soleil et vous. Me voici, vengeons-nous! »

Mme Helvétius ne se vengea pas. Franklin retourna en Amérique en 1786, emportant avec lui les meilleures heures de la maison d’Auteuil. Il laissait Cabanis à son amie, Cabanis de qui elle disait : « Si la doctrine de la transmigration était vraie, je serais tentée de croire que l’âme de mon fils a passé en lui.» Ce fut autour de Cabanis qu’allait se grouper la seconde société d’Auteuil. Il n’avait que vingt-deux ans lorsque Turgot, qui l’avait connu pendant son intendance