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dans les têtes, cette influence magique que le nom seul du premier consul exerçait sur les imaginations ! Courts momens d’illusion et de jeunesse, où la bourgeoisie, satisfaite par la certitude de l’ordre matériel et de la possession tranquille du bien-être, était éblouie par la gloire! Elle faisait taire ses principes, ses croyances, les souvenirs d’un passé si près d’elle; elle participait à la fierté générale de la nation, qui se croyait invincible et la reine du monde.

A défaut de salons, le théâtre, et spécialement la Comédie-Française, exerçait sur les classes bourgeoises une influence prépondérante.

Il n’y avait qu’à Paris où la rentrée d’un acteur pouvait prendre les proportions d’un événement; c’est ce qui était arrivé en mai 1790, en pleine révolution, à Larive, qui, à la suite d’un mouvement de dépit et d’humeur, avait, depuis trois ans, quitté la Comédie-Française. Il y était fort regretté. Ses anciens camarades, sentant tout ce que sa retraite leur faisait perdre, lui avaient adressé plusieurs députations pour le presser de rentrer, s’engageant d’avance à accepter les conditions qu’il pourrait exiger. Il résistait, refusant même les deux ou trois parts qu’on le priait d’accepter. Enfin, la Comédie l’emporta. Mais à qui dut-elle sa victoire? A l’abbé Gouttes, qui présidait en ce moment l’assemblée nationale. Ancien vicaire à Paris, dans le quartier du Gros-Caillou, où demeurait Larive, il avait conservé pour lui beaucoup d’amitié. Il ne dédaigna pas de déployer toute son éloquence pour déterminer le célèbre comédien à oublier ses griefs : et, suivant le jargon du temps, il lui fit voir sa rentrée au théâtre « comme un acte de civisme digne de ses vertus. » Larive céda et promit de jouer Œdipe. L’intérêt que l’abbé Gouttes prenait à la représentation était si vif qu’il voulut en être le témoin ; il pria donc l’un de ses collègues de vouloir bien remplir pour lui ce jour-là les fonctions de président de la constituante (spectacle non moins curieux!). Personne ne fut scandalisé de savoir que l’abbé avait servi d’intermédiaire entre les comédiens et leur camarade ; et qu’il avait échangé pour la représentation de rentrée le fauteuil de président contre une place au parterre.

On sait l’histoire de la Comédie-Française pendant la période révolutionnaire. En 1800, le goût public tendait à se réformer. Après un long bouleversement, lorsque l’ordre politique recommence sa marche régulière, est-ce que l’ordre littéraire ne suit pas de son mieux? Il est des heures où un esprit tranchant, un jugement hautain et dogmatique répond au besoin de l’opinion. Cet état des intelligences fut la cause de l’indiscutable autorité de la critique dramatique de Geoffroy. La haute bourgeoisie et lui étaient faits pour se comprendre. Leurs idées révolutionnaires