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jacobins, la haute bourgeoisie n’aspirait plus qu’à pouvoir réparer les pertes de sa fortune, exercer librement son esprit et cultiver en repos ses vertus privées.

Une seule catégorie de personnes avait su tirer parti des malheurs publics et de la détresse financière, c’étaient ceux qui, prévoyant le discrédit du papier-monnaie et l’ayant reçu de toutes mains, dans la vigueur de sa jeunesse, avaient pu ainsi acquérir toutes les marchandises ; puis, par le jeu de la hausse et de la baisse, avaient accaparé presque toute la monnaie d’or ou d’argent. Fiers de leurs richesses rapidement acquises, ils avaient obtenu la fourniture des divers services. Au milieu de misères sans nom, ils donnaient le spectacle de scandaleuses prodigalités ; et leurs femmes subitement élevées à l’opulence, hormis d’honorables exceptions, prêtaient au ridicule. Jusque dans les premières années du siècle, la vieille bourgeoisie leur tint rigueur. «Je t’ai quittée l’autre jour pour aller à l’Opéra, écrivait un jeune officier, Maurice Dupin, à sa mère; on devait donner Corisande, ce fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial ; c’est là où va ce qu’on appelle à présent la bonne compagnie. Vous y voyez des jeunes femmes charmantes d’une élégance merveilleuse; mais si elles ouvrent la bouche, tout est perdu! Vous entendez : « Sacristi, que c’est bien dansé ! Il fait un chaud du diable ici ! » Vous sortez ; des voitures brillantes et bruyantes reçoivent tout ce beau monde, et les braves gens s’en retournent à pied et se vengent par des sarcasmes, des éclaboussures qu’ils reçoivent. On crie : « Place à M. le fournisseur des prisons ! Place à M. Le Brise-Scellés ! » Mais ils vont toujours et s’en moquent. Quoique tout soit renversé, on peut dire comme autrefois : L’honnête homme à pied et le faquin en voiture ! Ce sont d’autres faquins, voilà tout. »

En province, où n’existaient qu’en petit nombre agioteurs et fournisseurs, toutes les fortunes de la bourgeoisie étaient atteintes. Les paysans, qui jouissaient des bienfaits du nouveau régime, sans prendre désormais aucun intérêt à la chose publique, étaient plus à l’aise. Mais les négocians étaient ruinés ; voyant l’état manquer à ses engagemens, plus d’un n’avait eu nul scrupule à faire banqueroute. Nos ports de commerce étaient vides. La prospérité de Marseille et de Lorient, avec leur mouvement de 3,000 bâtimens, avec leurs chantiers d’où sortaient, par an, plus de 60 navires, avait disparu. Les excès de la Terreur, les guerres maritimes, la suppression de la franchise, en étaient la cause. Les importations et les exportations, durant les six derniers mois de l’an IX, ne présentaient pas un mouvement égal à celui qu’offraient autrefois quinze jours de paix. Les armateurs qui envoyaient des vaisseaux aux deux Indes étaient réduits à un petit commerce de détail qui soutenait à peine leur famille.