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héroïques du temps des Juges, ont fait le charme de la Bible. Les narrateurs des époques postérieures, les romanciers hébreux, les agadistes, même les narrateurs chrétiens, les évangélistes par exemple, prendront tous leurs couleurs sur cette palette magique. Les deux grandes sources de la beauté inconsciente et impersonnelle ont été ainsi ouvertes à peu près en même temps chez les Aryens et chez les Sémites, vers 900 ans avant Jésus-Christ. Depuis, on en a vécu. L’histoire littéraire du monde est l’histoire d’un double courant qui descend des homérides à Virgile, des conteurs bibliques à Jésus ou, si l’on veut, aux évangélistes. Ces vieux contes des tribus patriarcales sont restés, à côté de l’épopée grecque, le grand enchantement des âges suivans, formés pour l’esthétique d’un limon moins pur.

Arrêtons-nous pour aujourd’hui à cette première étape littéraire d’Israël. Nous venons de voir les souvenirs légendaires de l’âge patriarcal et les souvenirs héroïques de la conquête de Chanaan, du temps des Juges et de la royauté naissante, se fixer, vers 900 ans avant Jésus-Christ, en deux écrits dont nous possédons encore des parties étendues. Ces deux écrits paraissent avoir été rédigés dans les tribus du Nord, probablement en quelqu’une des ailles antiques d’Éphraïm. L’un[1] racontait l’histoire mythologique de l’humanité primitive, puis celle d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph ; nous le voyons percer en quelque sorte sous le texte actuel, souvent alangui, de la Genèse. L’autre était le Iaschar ou le livre des Guerres de Iahvé, l’épopée de la nation, expressément citée dans l’Hexateuque et dans les livres dits de Samuel. Ces œuvres exquises et parfaites, à la manière des poèmes homériques de la Grèce, n’étaient point encore des livres sacrés. Quoiqu’ils fussent l’éminente expression du génie d’Israël, ce n’étaient pas des livres tellement propres à ce peuple que les nations congénères, tels que Moab, Edom, Ammon, n’en eussent de semblables. Il y a peut-être eu un Sépher milhamot Milkom, un Sépher milhamot Kamosch, Ammon et Moab ayant eu leurs souvenirs héroïques comme Israël, et ayant eu, comme Israël, l’habitude de rattacher ces souvenirs à leur dieu national. Comment ces récits idylliques et guerriers d’une petite nation syrienne sont-ils devenus le livre sacré de tous les peuples ? c’est ce qu’il s’agit maintenant d’expliquer. Nous touchons ici au nœud même de l’histoire d’Israël, à ce qui constitue son rôle à part, à ce qui le range parmi les unica de l’histoire de l’humanité.


ERNEST RENAN.

  1. C’est le document que les critiques allemands désignent par la lettre B.