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Les familles bourgeoises se concentraient dans leur intérieur et calculaient leurs ressources appauvries; avec le coucher du soleil, le mouvement et le bruit n’aidaient plus à tromper l’inquiétude. On commençait à entendre les crieurs annonçant dans les rues, qui se vidaient, le jugement du tribunal révolutionnaire; alors tous les cœurs se serraient et l’on rentrait en tremblant chez soi pour interroger la liste fatale, s’assurer qu’elle ne contenait pas le nom d’un parent ou d’un ami. L’usage de dîner à deux ou trois heures s’étant maintenu, on faisait une collation vers neuf heures. Les parens soucieux ne mangeaient guère et n’étaient tirés de leurs rêveries que par le soin qu’ils prenaient de leurs enfans. Les boutiques étaient fermées, les rues désertes; le silence n’était interrompu que par le pas de quelques passans attardés ou par le qui vive? des patrouilles. « Paix! disait tout à coup la mère, j’entends du bruit! » Et alors chacun, respirant à peine, prêtait l’oreille: « Ah! c’est une patrouille! » Mais parfois le bruit des pas était moins régulier : c’était le comité révolutionnaire du quartier, accompagne de la garde, qui faisait des visites domiciliaires ou des arrestations. On restait immobile jusqu’au moment où l’on entendait tomber le marteau d’une porte voisine. On était sauvé pour cette fois. Le lendemain, on reprenait le courant des affaires, mais la soirée ramenait les mêmes angoisses.

Les petits commerçans, au contraire, généralement jacobins, remplissaient les théâtres ; ils entonnaient, avant le lever du rideau, la Marseillaise, dont le dernier couplet était chanté à genoux. Fréquemment on donnait des spectacles gratis, et, pour intermède, un acteur disait les noms des victimes qui, ce jour-là, avaient été conduites à l’échafaud.

Les études étaient abandonnées : plus de collèges, un très petit nombre d’écoles primaires; pour les jeunes filles, les couvens ayant disparu, les pensionnats n’étant pas encore créés, l’instruction secondaire n’était plus possible, même à Paris.

Dans les villes de province, la haute bourgeoisie n’était pas plus heureuse ; les clubs y étaient partout composés, en majorité, d’employés et de petits détaillans. Un procureur de village et un moine défroqué servaient, dans la plupart des cas, de président et de secrétaire. Les études de notaire continuaient d’être fréquentées. Le paysan, le fermier, le rentier, qui avaient pu thésauriser achetaient de la terre. La vie était serrée. Les lettres que nous avons sous les yeux sont éloquentes dans leur laconisme. On se méfie de son ombre. Les préoccupations des ménagères sont la cherté des vivres, la difficulté de se procurer de la farine, ou la crainte, en faisant des provisions, de passer pour accapareur. Au luxe, à la propreté, à la décence, ont succédé les modes du jour : carmagnole