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moment fait retour sur lui-même, ni trouvé qu’il avait droit de se plaindre de la vie ou des dieux.

Israël n’eut jamais d’attachement réel pour la royauté. La vie en famille sans gouvernement fut toujours son idéal. L’autorité se présente d’ordinaire en Orient comme une gêne. On se complut ainsi dans les souvenirs d’un état social parfois féroce et dur, mais toujours noble, où l’on croyait avoir été heureux, et où, en tout cas, on avait été jeune et libre. On se représentait ce temps comme une époque de gaieté, de bonheur intermittent, de mœurs pures, où l’individu, maître sur sa terre, à l’abri des abus de la monarchie, vivait dans l’état le plus voisin de l’état parfait, qui, pour l’Israélite, était l’état nomade primitif. Un cycle de délicieuses pastorales se broda sur ce fond aimable et serein. Le livre des Guerres de Iahvé absorba presque toutes ces anecdotes ; le livre des Juges hérita de cette flore poétique, que le souffle piétiste des âges postérieurs ne ternit pas. Les épisodes développés de Gédéon, de Jephté, de Samson, l’histoire de Mika, le lévite d’Ephraïm, sont d’admirables tableaux, simples et grands, venus sans retouches de la haute antiquité jusqu’à nous, absolument parallèles aux plus beaux récits homériques. Une foule d’épisodes du même genre qui remplissaient le Iaschar sont perdus. D’autres furent fabriqués postérieurement et rattachés à Bethléhem et à la famille de David.

Une charmante veine romanesque fut ainsi créée. L’histoire romanesque a besoin d’une atmosphère lumineuse qui noie ses contours dans une sorte de mirage. De même que, chez les Arabes, toute anecdote placée sous Haroun al-Raschid, et qu’au moyen âge, toute historiette arrivée « du temps du roi Jean, » recevait de là un caractère particulier de liberté et de franche allure ; de même il suffisait d’écrire en tête d’un récit : « Or il arriva, du temps que les Juges jugeaient en Israël... » ou bien : « c’était une vieille coutume en Israël du temps des juges... » pour que l’esprit fût tout d’abord préparé aux idylles et aux récits dégagés de piétisme. Toutes les licences étaient couvertes, si l’on terminait les passages un peu choquans au point de vue de la piété moderne par cette formule : «Et en ce temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël ; chacun faisait ce qui lui plaisait. » Le livre de Ruth nous est resté comme la perle de cet étal littéraire où il suffit de présenter la réalité telle qu’elle est pour que tout soit inondé de chauds et doux rayons. Pas une ombre d’arrière-pensée littéraire, un grain de la plus innocente fiction suffisant à l’idéal. Ruth et Booz sont frappés pour l’éternité, à côté de Nausicaa et d’Alcinoüs. Plus l’humanité s’éloignera de la vie primitive, plus elle se plaira en ces contrastes charmans de pudeur et de naïveté, dans ces mœurs à la fois simples et fines, où l’homme,