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Quant à Moïse, il est bien remarquable qu’il ne figure pas dans le chant de Beër, chant qui paraît avoir été l’origine des récits où Moïse fait sourdre l’eau avec sa baguette. A Beër, nous voyons seulement figurer les sarim, « les chefs », et les nobles du peuple, creusant le sable avec leurs bâtons. Ce qui est bien plus grave, c’est que, dans l’épisode de Balaam qui suit, et que nous supposons extrait en grande partie du Sépher milhamot Iahvé. Moïse n’est pas nommé, bien qu’il soit censé encore vivant quand Balaam entre en scène, et qu’il eût toute raison de figurer en une telle histoire. Nous n’oserions cependant pas conclure de là que Moïse ne figurait pas dans le Sépher milhamot ou dans le Iaschar comme chef militaire et libérateur du peuple. Le récit de l’exploration de Chanaan ne se comprend pas bien sans un chef de la nation, supérieur à Josué et à Caleb. Mais, sûrement, Moïse n’avait pas dans le Iaschar le caractère d’homme de Dieu et de législateur inspiré qu’il revêtit depuis. Peut-être les noms des stations du désert faisaient-elles partie de cet ancien document? Les épisodes étranges ou idylliques, de Iahvé voulant tuer Moïse, du hatan damim ou époux de sang, de Moïse chez Jéthro, de ses rapports avec le cohen madianite Raguël et sa fille Sippora, sont peut-être aussi de la même provenance. Certains détails de ces deux récits purent sembler obscurs à ceux qui les rédigèrent et devinrent bientôt, pour la tradition, des énigmes tout à fait inexplicables.

Bien que le Sépher milhamot Iahvé et le Iaschar aient dû se perdre de très bonne heure, on peut dire cependant que les deux livres ont été conservés dans leurs parties essentielles. Le ton général de ces compositions nous est représenté surtout par le livre des Juges, et là est la cause du caractère particulier qui fait saillir si fortement ce livre dans l’ensemble du volume biblique. Ce n’est ni l’histoire ad narrandum, ni l’histoire ad probandum ; c’est l’histoire ad delectandum, comme le Kitab el-Agani, le Kitab al-ikd, le livre des Journées des Arabes, et les autres écrits du même genre, si nombreux en arabe. C’est l’histoire anecdotique d’un âge devenu légendaire. C’est la vie héroïque, peinte en vue d’un siècle qui l’aime encore, par le récit d’une série d’aventures possibles seulement dans une vie brillante et libre. L’auteur voulait, avant tout, intéresser un peuple agricole et guerrier. Le tour de toutes ses anecdotes est militaire et idyllique. Il aime les ruses de guerre, les exploits surprenans, les détails de la vie pastorale ou rustique. Jamais un trait gauche ou de faux goût: jamais un trait piétiste ou de religion réfléchie; toujours le caractère de la plus belle antiquité. La conscience humaine a, dans ces récits, la même limpidité que dans la poésie épique des Grecs. L’homme n’a pas encore un