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d’avoir créé; il en éprouve un grand déplaisir dans son cœur, il se retient à peine d’anéantir son œuvre et les mains lui démangent. Après tout, M. de Bismarck est bien injuste. Quel crime peut-il reprocher au Reichstag? Cette assemblée n’a-t-elle pas accepté tour à tour ses réformes économiques, son tarif douanier, son socialisme d’état? Si elle a fait grise mine à sa politique coloniale, n’a-t-elle pas voté cependant les fonds nécessaires à l’établissement d’une ligne de vapeurs transatlantiques? Elle n’a véritablement sur la conscience que d’avoir refusé le monopole du tabac, d’avoir réduit de temps à autre les crédits qu’on lui demandait, d’avoir ajourné certains votes, d’avoir souvent chipoté. Elle est rétive, maussade, elle se résigne de mauvaise grâce, mais elle finit presque toujours par s’exécuter, plus par complaisance que par conviction et en ayant l’air de dire : « Ma foi, monsieur, je m’en lave les mains; nous verrons dans cinq ou six ans d’ici qui de nous deux avait raison. » Un publiciste allemand a remarqué qu’il est deux arts où le chancelier excelle, qu’il possède au même degré le talent des surprises et le talent de se répéter. Depuis bien des années déjà, quiconque se permet de contrecarrer une de ses décisions, de contrarier une de ses idées favorites ou de proposer un amendement à l’un de ses projets de loi est accusé par lui de manquer de patriotisme, de faire le jeu des puissances étrangères, d’entretenir des intelligences avec les ennemis de l’Allemagne. Ces accusations, trop souvent répétées, ne produisent plus leur effet, et peu d’Allemands sont disposés à croire sur sa parole que M. Windthorst et M. Richter sont de mauvais patriotes, des suppôts de l’étranger.

L’apologue des pieds de fer et des pieds d’argile avait laissé une fâcheuse impression dans certains esprits, et quand on entendit le chancelier déclarer bien haut «(qu’il trouverait le moyen d’obvier à l’obstruction de la majorité du Reichstag, qu’il ferait tout plutôt que de souffrir que l’héritage d’une grande époque et d’une glorieuse armée fût anéanti par des factions intérieures, » quelques personnes qui le connaissent mal le soupçonnèrent de rêver un coup d’état. C’était lui faire injure. Ce grand politique, qui jadis a tant fait pour son pays, ne songe point à se passer des assemblées. Bien que sa maladie et ses lassitudes aient diminué sa puissance de travail, son âpre génie semble être intact, et il se défie des chimères. s’il faut croire ce qui se raconte à Berlin, durant ses longs séjours à Varzin ou à Friedrichsruhe, il se fait expédier chaque soir non les pièces de l’affaire dont il doit s’occuper, mais un rapport très complet et bien digéré, sur de grand papier muni d’une grande marge, et dans cette marge, armé d’un grand crayon, il écrit d’une main fiévreuse ses décisions et ses réponses conçues dans un stylo aussi précis que laconique. C’est ce grand crayon qui gouverne l’Allemagne et une