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comprenait pas qu’un prince eût peur d’un livre : punitis ingeniis, gliscit autoritas.

Nous avons lu ce livre avec un vif intérêt sans y trouver une seule phrase qui pût justifier une accusation de lèse-majesté ou de haute trahison. Le prince Gortchakof, que M. de Bismarck n’aimait guère, y est fort maltraité ; M. de Bismarck n’y est touché qu’en passant ; l’auteur lui reproche « de recevoir les diplomates étrangers avec beaucoup d’économie et un peu de laisser-aller et d’y mettre quelque ostentation. » effleurer la peau n’est pas égratigner, et M. Eugène Richter a de bien autres griffes. A la vérité, M. Kraszewski a fait une peinture peu attrayante de Berlin, qu’il représente comme une ville revêche, où la vie n’est ni douce, ni facile, où les étrangers sont traités en suspects, où tout est sévèrement calculé et mesuré, la pitié, la bienfaisance comme les divertissemens, où la gaîté elle-même doit marcher en ordre de bataille et ôter sa casquette devant le premier lieutenant venu, où des conquérans de fraîche date n’ont pas d’autre préoccupation que d’acquérir et de garder ce qu’ils ont acquis : « Le mot d’ordre est donné, les sentinelles sont placées, chacun veille; malheur à l’agresseur! A mi-chemin du but, la vie ne saurait être qu’un campement. » — « Cette ville, dit un personnage du roman, me produit une impression de froid. — Oh! lui répond un Prussien, nous savons nous-mêmes que Berlin n’a rien de séduisant. C’est une ville de labeur, de discipline et d’avenir ; nous manquons de charme, mais nous n’en avons cure, nous possédons la force. »

Tout cela n’est pas bien méchant, et les Berlinois sont les premiers à convenir que leur capitale n’est pas le séjour le plus enchanteur de la terre et que l’oranger n’y fleurit point. L’un d’eux nous racontait jadis que, dans le temps où l’Italie cherchait pour la première fois à se concilier les bonnes grâces de la Prusse, à lier partie avec elle, on vit débarquer un jour à Berlin un jeune Italien de bonne famille, qui promenait dans les rues et dans les salons un visage ouvert, épanoui. S’avisait-on de lui demander ce qu’il était venu faire à Berlin, il répondait avec un gracieux sourire : « Vous le voyez, je m’y amuse. » Les Berlinois, fort intrigués, fort étonnés de cette réponse et de cet homme rare qui s’amusait, ne manquaient pas de se dire : « Sans doute, cet Italien a reçu de son gouvernement, qui espère nous séduire par de grosses flatteries, l’ordre exprès de s’amuser chez nous. Tant qu’il s’amusera, nous pourrons en conclure que les négociations marchent bien ; dès qu’il aura l’air de s’ennuyer, il faudra croire qu’il est survenu quelque anicroche et qu’on ne se soucie plus de nous être agréable. » Mais les négociations marchaient bien, l’Italien persistait à s’amuser. C’est ainsi que les Berlinois, qui aiment l’ironie et la bière blanche, se gaussent volontiers, même à leurs dépens, et, s’ils ont lu Sans cœur, ils ont pardonné sans peine au romancier polonais des exagérations