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lui ont fait fête, et quand elle nous est revenue « triomphante, adorée, » notre tardif hommage ne pouvait plus ajouter à sa gloire. De la froideur, de l’ingratitude, certains musiciens savent rire, comme Rossini ; d’autres s’en irritent, comme Berlioz ; d’autres en meurent. Bizet pourrait bien être de ceux-là.

« Il a été parmi les siens, et les siens ne l’ont point connu. » Qu’il était nôtre cependant, le pauvre jeune maître ! Comme il venait à nous avec nos dons heureux: le sentiment scénique, l’abondance, le naturel, la clarté ! s’il n’y a pas de fumée sans feu, il y a souvent en France du feu sans fumée : le génie de Bizet avait la flamme claire. Je ne dis pas gaie, ou toujours gaie. Mais serait-ce une raison pour refuser à l’auteur de Carmen l’héritage de ses ancêtres, pour l’exclure de la glorieuse lignée des musiciens de l’opéra comique? Ne les avons-nous pas toujours vus, nos vieux maîtres, tristes aussi bien que joyeux ? Avec le don du rire n’avaient-ils pas le don des larmes? Le mot de Rabelais n’est pas toute la vérité, et, même à l’Opéra-Comique, pleurer est aussi le propre de l’homme. Si Carmen est déplacée à l’Opéra-Comique, ôtez-en donc Zampa, dont le dénoûment n’est guère moins dramatique ; ôtez-en le Pré aux Clercs, moins violent, mais plus touchant peut-être ; ôtez-en la Dame blanche, qui mouille bien des yeux ; ôtez-en la moitié du Déserteur et de Richard Cœur-de-Lion; bannissez l’émotion et la mélancolie. D’ailleurs porterez-vous Carmen à l’Opéra, sans reconnaître que tout l’en éloigne, ses proportions et son style, même quand il s’élève le plus ? Tous les chefs-d’œuvre ne sont pas de la même taille, et Carmen serait trop au large dans le cadre de Guillaume Tell et des Huguenots. Voyons donc l’opéra comique de Bizet tel qu’il est : œuvre de demi-caractère et de juste milieu, faite à la mesure et pour la gloire du théâtre où elle est née.

Mérimée n’est décidément pas facile à mettre en scène. Les librettistes du Pré aux Clercs l’avaient déjà compris ; et ceux de Carmen, bien que plus hardis, ont cependant adouci les personnages, atténué certaines situations. Par respect pour les convenances et pour la poétique du théâtre, ils ont créé des figures d’opéra comique: Micaëla, Escamillo. Ils ont supprimé le mari de Carmen, ce hideux Garcia le Borgne, tué par José dans une lutte au couteau plus sauvage encore que le duel de Comminge et de Mergy; la Carmencita de l’opéra comique est demoiselle. Quant au dragon José, MM. Meilhac et Halévy l’ont fait moins noir que celui de Mérimée, mais plus mais : vrai « canari d’habit et de caractère, » qui n’aurait eu, pour se tirer d’affaire, qu’à bien entendre, au lendemain de sa première équipée, cette leçon de Carmen : « Écoute, Joseito, t’ai-je pas payé? d’après notre loi, je ne te devais rien,