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Pré aux Clercs, expriment le caractère, donnent l’impression d’une époque; d’autres œuvres : l’Africaine ou Lalla-Roukh, nous révèlent non plus un siècle, mais un pays. La patrie de Sélika, c’est une contrée indéterminée, presque surnaturelle : dans ce vague Orient créé par son génie, Meyerbeer a tout agrandi. L’Orient de Lalla-Roukh est plus familier. Ceux qui l’ont visité retrouvent à l’audition la fidèle vision du pays. Étrange aptitude de la musique à rendre ce qui se voit par ce qui s’entend, des spectacles par des harmonies ! Lalla-Roukh est un exemple unique peut-être au théâtre de ce phénomène d’impressions transposées. Ce que Félicien David a reproduit, ce n’est pas telle ou telle mélodie locale, la notation bizarre, ou même barbare, d’un chant de muezzin ou d’une danse d’almées ; ce n’est pas tel mode extraordinaire ou telle tonalité baroque, c’est l’ensemble des mille sensations qui constituent l’âme elle-même de la nature orientale.

L’honneur de Félicien David est d’avoir trouvé, pour exprimer cette âme, une note nouvelle, d’avoir ajouté une corde à la lyre. Il fut paysagiste à ce point, le mélodieux rêveur, que dans son opéra comique les figures n’ont pas plus d’importance que sur une toile de Ziem, De Lalla-Roukh toute intrigue, presque toute action, est absente ; les sentimens n’y sont guère que des sensations, l’amour y est moins une passion qu’une voluptueuse langueur.

De plus grands maîtres ont rendu la nature avec plus de puissance. On peut appliquer à la musique ainsi qu’aux autres arts la théorie de M. Taine, cette loi de l’échelle des valeurs, qui veut qu’une œuvre d’art soit d’autant plus belle que le caractère reproduit par elle est plus général. Si, par exemple, la Symphonie pastorale est le plus beau paysage musical, c’est que Beethoven n’y a pas exprimé tel ou tel aspect local, mais les manifestations universelles de la nature, et comme son essence elle-même, prise dans toute sa simplicité, presque dans sa banalité sublime.

L’ouvrage de Félicien David n’a pas cette impersonnalité. Le charme en est, au contraire, très particulier, spécial au maître qui l’a écrit comme aux contrées qui l’ont inspiré. Mais, cette réserve faite, quel chef-d’œuvre que cette exotique partition! Quelle paix et quelle sérénité s’en dégagent ! Grâce à l’auteur du Désert et de Lalla-Roukh, l’Orient, qui n’était que pittoresque, est devenu musical ; le pays de la lumière est devenu le pays des sons; et, là-bas, quand le soir teinte de rose l’ourlet de sable du désert, quand les étoiles s’allument au ciel velouté, quand les femmes descendent aux fontaines, les mélodies de Félicien David se lèvent en chantant sur les pas du voyageur qui chemine sous les palmiers.

L’Orient a plus d’un caractère : avec des paysages recueillis, il