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de cette grande œuvre originale dans les livres des Rois ; ils y sont combinés avec un élément d’un tout autre ordre, dont l’influence se fait sentir aussi dans l’Hexateuque : nous voulons parler de ces compositions destinées à relever le caractère des prophètes, à présenter leur rôle par le côté thaumaturgique et terrible, et à les mettre en tout au-dessus de la royauté. C’était l’analogue des Kisas el-Anbia, dont se délectent encore les musulmans, des Vies de saints de bas étage, chères aux populations crédules. Moïse, ayant été un prophète et certes le premier des prophètes, eut sa Vie, comme Samuel, comme Gad, comme tant d’autres, et, dans la dernière compilation de l’Hexateuque, il en fut tenu compte ; c’est ce qui explique certaines répétitions, de l’Exode en particulier, pour l’intelligence desquelles la combinaison binaire du jéhoviste et de l’élohiste ne suffit pas.

Cette énumération des élémens constitutifs de la partie narrative de la Bible hébraïque resterait obscure, si l’on s’en tenait au mode d’exposition analytique que nous avons suivi jusqu’ici. L’esprit du lecteur sera satisfait, nous le croyons, si nous prenons maintenant le mode d’exposition inverse, c’est-à-dire si nous cherchons à exposer, siècle par siècle, les états que traversèrent ces traditions légendaires et ces récits historiques, qui font encore aujourd’hui notre admiration et notre charme.


II.

Une question préalable doit être posée : « quelle époque l’écriture commença-t-elle à être d’un usage commun en Israël ? Nous disons : d’un usage commun ; car une distinction est ici nécessaire. Un peuple peut avoir durant des siècles l’écriture, sans pour cela en faire un usage littéraire. En est-il un exemple plus convaincant que celui des Latins et des populations italiotes, dont l’alphabet est plus archaïque que celui des Grecs, et qui pourtant n’ont commencé d’avoir une littérature que vers 200 ans avant Jésus-Christ ? Cela dépend tout à fait des substances sur lesquelles on écrit, de la cherté de ces substances, des facilités qu’on a pour se les procurer. En admettant l’hypothèse vraisemblable selon laquelle l’écriture alphabétique aurait été créée en Égypte vers le temps des Hyksos, les Israélites purent en avoir connaissance dès leur venue dans les régions méditerranéennes, et néanmoins ne s’en servir d’abord que très rarement. À l’époque patriarcale, non-seulement on ne sent pas trace d’écriture ; mais on voit des usages qui en supposent l’absence, monumens mégalithiques, iad (main), gilgal, tas de pierre, monceaux de témoignage. L’époque des Juges paraît avoir continué sous ce rapport l’âge patriarcal. L’histoire résidait dans la tradition orale et les cantiques, ou, pour mieux dire, d’histoire réelle, il n’y en avait pas.