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des attachés du comte de Saint-Priest, qui avait pu pénétrer jusqu’à Rotterdam, « rencontrait dans les chemins des troupes de paysans les parcourant avec des fusils et le sabre dans la main, criant sans cesse : « Vive le prince d’Orange ! » Son courrier, en venant de La Haye, voyait beaucoup de maisons pillées et n’arrivait qu’en descendant plusieurs fois de cheval, en buvant avec le peuple et se couvrant de rubans orange. « A Delft, il y avait beaucoup plus de meurtres et de pillage qu’à Rotterdam. » Partout, les clochers, les maisons, les vaisseaux même étaient décorés de pavillons stathoudériens. « Son Altesse le prince d’Orange est entré à La Haye aujourd’hui à deux heures, écrivait sir James Harris le 20 septembre ; ses chevaux ont été dételés à un mille de la ville. Il a été traîné par des troupes de bourgeois orangistes. » — « Je ne puis vous exprimer mes sentimens en ce jour, le plus beau certainement que je voie jamais, ajoutait le lendemain sir James Harris. Les acclamations et les bénédictions qui me suivent quand je parais dans les rues, la reconnaissance de la classe supérieure, l’attachement de la garnison, m’ont vraiment accablé. Je ne suis guère versé dans le mode sentimental, mais mes yeux se sont mouillés de pleurs quand j’ai rencontré le prince. » Le jour même de son entrée à La Haye, Guillaume V accordait à l’envoyé de George III une demi-heure d’entretien particulier et lui peignait, dans « les termes les plus énergiques, » sa gratitude envers l’Angleterre. Quant aux affaires de Hollande, Son Altesse trouvait qu’il fallait tirer de la circonstance tout ce qu’elle pouvait donner et obliger Amsterdam à la raison.

La révolution était complète. Comme toute révolution, elle avait ses côtés hideux. Les mauvaises passions de la foule se donnaient libre carrière, on ne cherchait pas à les arrêter. L’armée prussienne continuait sa marche victorieuse à travers le pays, moins brutale dans ses agressions que les stathoudériens soulevés sur son passage. Le duc de Brunswick s’étonnait lui-même de trouver une résistance si faible. En parcourant les murs de Gorcum, il déclarait que la place eût dû tenir pendant longtemps. A Gorcum, comme partout ailleurs, les conseils de régence étaient changés dès l’arrivée des troupes. Les magistrats orangistes prenaient la place des patriotes et se hâtaient de modifier leur députation aux états. Cette mesure politique s’exécutait comme un mouvement militaire, elle faisait partie du plan d’invasion. Le 17, Nieupoort et Schonhoven étaient occupés sans combat; les républicains les plus compromis s’étaient retirés, l’on faisait de tous côtés des prisonniers ; des détachemens, sans officiers, venaient se jeter sur les avant-gardes prussiennes, qui les désarmaient sans lutte.