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de ces expéditions par l’envoi d’un agent de discorde, nous ne devons pas hésiter à nous servir de cet agent. Il faut avoir le courage de le dire, ne pas craindre de passer pour peureux : le temps est fini des guerres d’Afrique; que nos officiers s’en convainquent, qu’ils en prennent leur parti; sinon, dans l’oisiveté des postes avancés, comment ne seront-ils pas à chaque instant tentés de se mettre en campagne et, pour employer un mot élastique et funeste, de réprimer des commencemens d’agitation?

Cette répression où nos jeunes gens se lancent comme des chevaux de course longtemps retenus, ces razzias célèbres, dont le récit a fait battre nos cœurs, sont, en effet, d’entraînantes parties ! Avec quelle joie, quand on a forcé depuis longtemps le dernier lièvre et la dernière gazelle de la plaine, on monte à cheval à la poursuite d’une troupe d’Arabes! Oui, c’est un sport enivrant, mais c’est un sport ; non pas inoffensif toutefois, car la répression, si elle n’est pas absolument nécessaire, a le plus souvent pour effet de bouleverser les tribus et de les jeter malgré elles dans une insurrection véritable. — Ce n’est pas sans regret que nous signalons, après bien d’autres, ce danger, car rien n’est sympathique comme l’ardeur de nos officiers d’Afrique, rien ne fait aimer davantage notre incorrigible caractère, rien ne fait mieux voir tout ce que nous avons conservé de chaleur et de vitalité, — mais, encore une fois, si nous voulons faire en Algérie de la politique solide et non du roman de chevalerie, ne craignons pas qu’on doute de notre courage, établissons notre autorité non sur des victoires stériles, mais par la division ; la tactique n’est pas nouvelle : Divide ut imperes.

Le rôle d’un officier qui entreprendrait ainsi la désagrégation des forces de l’islam serait un des plus nobles et des plus utiles qu’un homme puisse remplir pour son pays : rôle obscur et qui exige un certain renoncement ; il peut tenter pourtant ceux-là même qui tiennent à l’éclat, ceux qui ne manqueraient pas une occasion de braver la mort, « qui perdraient la vie avec joie, » comme dit Pascal, « pourvu qu’on en parle ; » car celui qui pénétrera pour les désunir au sein des sociétés secrètes y pourra trouver la fin tragique à laquelle tant de missionnaires de la politique, de la science et de la religion ont dû d’être connus.


P. D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.