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le seul but qu’ait à poursuivre le croyant est donc de se gagner la bienveillance du dispensateur des bienfaits divins : un chrétien peut y réussir comme un musulman. »

Tidjani s’était ainsi donné un pouvoir exorbitant, difficile à conserver. Ses successeurs, dignes de respects, assure-t-on, sont entraînés par la logique même de leur doctrine à des abus dont on a pu tirer parti contre eux, et l’ordre tombe en décadence : il est juste de dire que nous avons contribué dans une large part à hâter cette décadence. Nous ignorions, cela est naturel, en entrant en Algérie, l’appui que nous pouvions trouver dans la modération des tidjanya : nous les avons vus cependant refuser de s’associer contre nous au funeste Moussah-bou-Ahmar ; ils soutinrent contre Abd-el-Kader à Aïn-Mahdi ce long siège dont il faut lire le récit dans le charmant livre de M. Léon Roches[1] et luttèrent jusqu’à la dernière extrémité plutôt que de passer dans le camp de l’émir ; ils facilitèrent à nos explorateurs l’accès du Soudan ; plus d’une mission militaire ou scientifique a dû son salut à leur influence. Nous ne leur en témoignâmes pas moins et trop souvent des défiances qui les obligèrent à multiplier si publiquement les témoignages de leur bon vouloir qu’ils se sont déconsidérés aux yeux des musulmans algériens : encore un peu et nous les aurons réduits au rôle d’auxiliaires du clergé officiel. Un grand tact, allié à de l’esprit de suite, est nécessaire dans notre attitude vis-à-vis d’une congrégation qui pourrait rendre encore des services à la cause française.

En Tunisie, les tidjanya ont trouvé un terrain qui convenait à merveille à leur développement et se sont propagés au milieu de ces populations tranquilles d’autant mieux qu’ils n’avaient pas à se concilier d’autorités européennes. Les beys et les princes de leur entourage ont toujours eu soin de laisser libre une propagande dont ils sont les premiers à profiter puisqu’elle est antirévolutionnaire ; le bey actuel est tidjanien, mais discrètement, et il aura toujours l’habileté, assez élémentaire d’ailleurs, de ne pas proclamer ce titre assez haut pour détacher de la secte tous les esprits indépendans. — En Algérie, j’ai peur qu’on ne s’amuse « à se faire tidjanien. » Quelques officiers des affaires indigènes rompus à la langue et aux mœurs arabes, convaincus avec raison qu’ils ne sauraient être mêlés trop intimement à la vie d’un peuple au milieu duquel ils garantissent la sécurité de nos colons, ont profité des relations qu’ils se sont créées durant leurs longs séjours dans les oasis, loin de tout centre européen, pour se lier avec les chefs les plus importans de l’ordre : ils leur ont rendu des services; en échange, ceux-ci leur ont donné les bénéfices de l’affiliation. Cette affiliation a

  1. Trente-deux ans à travers l’islam.