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d’ordres qui existaient avant lui. Ses nombreux adeptes devinrent autant de chefs de groupes qui ont pris soit son nom, soit celui de son maître, soit le leur même : ainsi, les disciples si nombreux de Mouley el Arbi ben Ahmed ed Derkaoui, continuateurs, après six cents ans, du chadelisme, se sont appelés derkaoua. Il en résulte une grande confusion à laquelle il faut prendre garde : les derkaoua sont des chadelya, lesquels, comme les madanya, sont des kadrya. On les réunit, toutefois, sous la dénomination très juste de « sectes mystiques » ou « sectes mystiques pures, » par opposition à quelques-unes de celles que nous énumérerons plus tard et qui ont modifié plus ou moins profondément les règles de l’ordre originel.

Le premier devoir des kadrya était la simplicité, la bienfaisance; celui de leurs continuateurs est l’abnégation, l’éloignement des honneurs : « éviter la société des grands, des hommes qui exercent le pouvoir; » vivre hors de toute ambition terrestre, étranger aux intérêts politiques. Ils reprennent les traditions qui leur ont été léguées et les raffinent ; ils simplifient sensiblement le culte et réduisent le plus possible ses manifestations extérieures : l’idéal du pieux derkaoua est la contemplation de Dieu dans l’isolement, par la réflexion, s’il en est capable, ou par les prières prolongées. Par la force de l’hallucination, ce cœur qui s’éloigne du monde se transforme, il est celui qui prie, il est la mosquée, il est Dieu même.

Ces différentes branches d’un même ordre sont donc, au point de vue de notre occupation de l’Algérie, respectables et inoffensives : malheureusement rien n’empêche un derkaoua de s’affilier à d’autres sectes dont les tendances, adroitement déguisées à ses yeux, sont ambitieuses et militantes. On me citait ainsi la secte mystique de Si Moussa bou Amar, ami de Senoussi : il recruta la plupart de ses adeptes parmi les derkaoua de la province de Constantine et de la régence, et n’en fut pas moins un de nos ennemis les plus acharnés. Nous verrons dans quelle mesure il a contribué à l’organisation des senoussya. Il fut en Algérie le promoteur de la révolte de 1838 et de l’insurrection de 1848-49, qui ne se termina qu’avec sa mort. La résistance terrible qu’il nous opposa, retranché au Ziban, dans cette oasis de Zaatcha, dont le siège est célèbre, montre assez à quels excès héroïques le mysticisme pur peut conduire ; il avait avec lui 937 hommes : 937 hommes périrent. — De notre côté, nous avions perdu 4,000 soldats. — Sidi Moussah avait constitué une administration occulte de sa secte sur des bases très simples, mais qui accusaient, en même temps qu’une haine profonde des chrétiens, une rare habileté : cette administration était pareille à la nôtre; où nous nommions un caïd, Sidi Moussah envoyait un cheik, chef spirituel et politique, dont la mission devait tout au