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brusquement irruption à Trafalgar-Square. Les meneurs ont pénétré dans les masses, qu’ils se sont efforcés de soulever ; ils ont abusé ou entraîné une partie des ouvriers, et, sous leur direction, une multitude poussée à la révolte s’est répandue dans les quartiers riches de Londres, procédant par la violence et la déprédation. On a arrêté les voitures et dévalisé les femmes. On a saccagé et pillé les magasins, les boutiques de bijouterie et d’horlogerie aussi bien que les boulangeries. Ces scènes ont duré près d’une demi-journée. La police était absente. Le nouveau ministre de l’intérieur, M. Childers, était occupé de sa réélection ; le sous-secrétaire d’état, M. Broadhurst, qui est un ancien ouvrier de Birmingham, a probablement été quelque peu surpris de son nouveau rôle, et la police, faute de se sentir conduite, n’est intervenue que tardivement, quand le mal était déjà fait. La répression a commencé depuis, il est vrai ; la ville de Londres n’a pas moins été un moment livrée à une certaine panique qui n’est pas encore complètement apaisée. Le socialisme dévastant, pillant les magasins, n’avait jamais fait une apparition aussi brutale, aussi significative, et M. Gladstone n’avait pas besoin de cet incident pour inaugurer son nouveau ministère, lorsqu’il a déjà, lorsqu’il s’impose cette grosse et dangereuse question d’Irlande qui soulève assez de passions, qui peut même prendre plus d’importance qu’une simple question intérieure.

Etranges mouvemens des choses ! Une curieuse coïncidence rapproche en ce moment deux faits qui, sous des formes différentes, ont une même moralité supérieure et attestent également l’impuissance des conquêtes par la force, des assimilations violentes de peuple à peuple. L’Angleterre, après avoir longtemps traité l’Irlande en pays conquis, sans ménagement et sans pitié, a fini par s’apercevoir que tous les abus de domination ne lui avaient servi à rien, qu’elle n’avait réussi qu’à placer auprès d’elle une grande et perpétuelle révoltée ; elle entreprend aujourd’hui, elle voudrait au moins essayer d’effacer les traces de la conquête, de guérir les maux d’une servitude séculaire, et ce qui rend précisément plus, difficile l’œuvre de résipiscence et de justice qu’elle voudrait accomplir, c’est peut-être l’ancienneté même de cette oppression, qui n’a rien fondé, mais qui a trop duré pour n’avoir pas créé d’irréparables malentendus : de sorte que l’Angleterre souffre jusque dans ses intentions généreuses d’aujourd’hui de ses excès de domination d’autrefois. M. de Bismarck, qui a, lui aussi, son Irlande à Posen, dans ce qu’il appelle les provinces orientales de Prusse, prétend pousser le système de la conquête jusqu’au bout, et tout ce qui lui oppose une résistance dans le pays ou dans un parlement, même dans le parlement de l’empire, il le brise ou il le traite avec le dédain d’un esprit superbe qui se figure qu’il sera plus habile ou plus heureux que les Anglais, qu’il réussira là où l’Angleterre a échoué. Il y a quelques mois, il procédait par de vastes expulsions, par une sorte