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pavage est mauvais, les trottoirs ne sont plus entretenus, et la boue est maîtresse du chemin. Saint-Louis est une grande et prospère cité ; mais ce n’est plus à la rivière qu’elle doit cette prospérité. Et les villes, comme les hommes, ayant la reconnaissance courte, Saint-Louis semble chaque jour se détourner davantage du fleuve auquel elle doit la vie. La navigation à vapeur sur le Mississipi était née vers 1812 ; en trente années, elle avait atteint à son apogée, et, trente autres années après, elle s’est trouvée réduite à presque rien. Les chemins de fer lui ont enlevé les passagers en faisant, en deux ou trois jours, ce que le steamer mettait une semaine à faire. Les remorqueurs l’ont achevée en transportant cinq ou six fois la charge d’un navire à des prix dérisoires. A peine si aujourd’hui une ou deux compagnies fluviales, soutenues par d’énormes capitaux, trouvent à vivre à force d’économies. Les beaux jours d’autrefois sont passés et ne reviendront plus.

Moi-même, que suis-je, sinon un débris de ce passé que je regrette, le dernier représentant d’une race qui va s’éteindre, et dont il ne restera peut-être pas même le souvenir ? C’est avec cette triste pensée que je quitte le grand fleuve, ce « Père des eaux, » dont j’ai fait le dieu de ma jeunesse, et qui m’avait donné en échange l’indépendance et la dignité de ma vie. Il est dur parfois de faire place aux autres, alors qu’on se sent encore quelque appétit au grand banquet de l’existence. L’amertume de ces réflexions me poursuit jusque dans le wagon banal où je monte pour reprendre le chemin de ma demeure. La vulgarité des choses quotidiennes va me reprendre, et c’est à peine si je pourrai, de temps en temps, songer à mes aventures d’autrefois, à mes échappées d’héroïsme et de folie au temps où je naviguais sur le Mississipi. Je ne les oublierai pas cependant, car là se sont écoulées mes meilleures et mes plus chères années, celles dont on ne se repent jamais, celles qui consolent et qu’on voudrait toujours revivre.


EUGÈNE FORGUES.