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arrière, et nous le sauvons, pour ainsi dire, à la force du poignet. Au point de vue littéraire, je regrette notre magnanimité. — C’est à Cairo que l’Ohio se jette dans le Mississipi et que nous entrons dans le haut fleuve, avec une certaine anxiété, il est vrai, car c’est un des points où le cours du « Père des eaux » est le plus mobile et le plus dangereux. Une dizaine d’îles s’y sont fondues comme autant de morceaux de sucre, et les rochers s’y déplacent transversalement sur des distances équivalentes à un mille, ce qui ne laisse pas d’embarrasser le navigateur. Aussi, entre Cairo et Saint-Louis, chaque pas fait en avant est marqué par un naufrage. On en compte environ un par mille, à peu près deux cents en tout.

Avant de nous arrêter à Saint-Louis, nous passons encore devant Cap-Girardeau, joli bourg situé sur le flanc d’une colline, et où les jésuites ont établi un collège florissant, ce qui a amené la construction de plusieurs autres établissemens rivaux sur le même point ; puis devant le pénitencier de Chester, qui est situé dans l’état d’Illinois. Toute cette partie du fleuve entre Cairo et Saint-Louis est remarquable par la beauté et la variété du paysage. Enfin nous dépassons Sainte-Geneviève, une charmante petite ville, dont le fleuve excentrique s’éloigne chaque jour davantage. Sainte-Geneviève est de fondation française, c’est une des dernières reliques d’un temps où la domination de la France s’étendait depuis Québec jusqu’aux bouches du Mississipi.

L’aspect de Saint-Louis s’était grandement modifié depuis mon dernier séjour. L’ancienne population marinière faisait défaut désormais. Le matelot mississipien avait disparu, avec ses prétentions singulières, ses grâces et ses dépenses inattendues. Les salles de billard n’en présentaient plus un seul spécimen. Aucun des joueurs ne se hasardait à taper familièrement sur l’épaule du patron de l’établissement. Rien ne marquait mieux la décadence de la navigation sur le grand fleuve. Encore une aristocratie dont le temps a fait justice ! — En revanche, certaines choses n’avaient guère changé à Saint-Louis. Comme je regagnais ma chambre à l’hôtel, après avoir quitté le paquebot, je rencontrai un de mes compagnons de voyage. Il versait des larmes amères.

— Comment faire quand on a soif ici s’écrie-t-il ? en me voyant. Est-on forcé de boire une pareille abomination !

Et il me montra un verre de liquide noirâtre qu’on lui avait apporté comme eau.

— C’est donc impossible à avaler ? demandai-je.

— Je pourrais peut-être en venir à bout si j’avais un peu d’eau propre pour laver celle-ci.

L’eau est toujours restée la même dans ce pays. Elle est fournie