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Mais, de toutes les surprises que me réservait la ville, la plus agréable fut sans contredit la rencontre que je fis, au coin d’une rue, de mon ancien professeur et patron, Horace Bixby, devenu capitaine d’un grand steamer, la Ville de Bâton-Rouge, un des derniers construits. L’excellent homme n’était changé en rien : c’était la même figure mince, les mêmes cheveux bouclés, la même vivacité, la même décision dans le regard et dans le mouvement, la même allure militaire. Vingt et un ans s’étaient écoulés depuis que je ne l’avais vu, sans ajouter une ride à son front, ou un cheveu blanc à sa coiffure. Séance tenante, il fut convenu que je remonterais encore une fois le fleuve avec lui, dans son nouveau navire. En attendant, il m’invita à visiter avec lui la grande plantation de l’ancien gouverneur Warmouth, qui cultive la canne à sucre sur un domaine de deux mille six cents acres, d’après des méthodes aussi neuves que scientifiques. Ces méthodes lui ont valu, il y a quatre ans, de perdre quarante mille dollars, sans compter d’autres menus frais que j’omets à dessein. Heureusement, depuis, la récolte de M. Warmouth a été d’une tonne et demie à deux tonnes par acre, ce qui est un rendement trois ou quatre fois supérieur au rendement ordinaire, et lui a permis de compenser largement ses précédentes dépenses.

Le lendemain, nous quittions la Nouvelle-Orléans par une délicieuse chaleur, et j’eus le plaisir de voir la sortie du port s’effectuer exactement de la même manière qu’aux temps heureux de mes débuts. M. Bixby déploya la même sévérité vis-à-vis de l’apprenti pilote qui tenait ma place, et je crus avoir regagné une bonne vingtaine d’années en voyant la figure consternée du malheureux adolescent. Nous entrons dans le navire et je retrouve, presque intact, le même décor qu’il y a vingt ans. Les grandes plantations de cannes à sucre sont toujours là, bordant des deux côtés le large fleuve, et s’étalant en tapis de verdure jusqu’aux murailles sombres des forêts à l’horizon. Les rives sont couvertes d’habitations diverses, tellement rapprochées les unes des autres qu’on se croirait presque dans une rue gigantesque. Çà et là, un manoir de dimensions plus saillantes s’élève, entouré d’arbres. Tout le pays a un air de tranquille prospérité. Pourtant, à regarder de plus près, il me semble que les cases des noirs sont moins bien entretenues, et sur les villas des planteurs, la peinture blanche s’écaille et tombe en plus d’un endroit. Il en est même qui ont l’air presque abandonné. Les cicatrices de la grande guerre civile sont lentes à guérir en ce pays.