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bossoirs ; l’éviter était impossible. On arrêtait alors la vapeur et une de nos roues passait d’un bout à l’autre sur le corps de notre ennemi avec un bruit de tonnerre, pendant que le navire s’inclinait sur le flanc opposé, à la grande inquiétude des passagers. D’autres fois, on ne voyait même pas l’obstacle, et le navire venait donner à toute vapeur contre un de ces débris flottans entre deux eaux. Le choc était terrible et arrêtait net notre marche. D’autres fois encore, un de ces désagréables passans venait s’accrocher par le travers de notre avant et nous forcer à faire machine en arrière pour nous en débarrasser. En outre, la crue nous apportait un nombre considérable de radeaux, chalands et barques de différentes espèces qui venaient encore ajouter aux difficultés de notre navigation. Nos pilotes avaient, pour ces caboteurs du Mississipi, une haine que ceux-ci leur rendaient bien et qui se manifestait de la manière suivante. Les gens du steamer avaient grand soin, à chaque départ, de se munir de tracts. Les tracts, comme l’on sait, sont de courts imprimés, distribués gratis par des sociétés religieuses et destinés à répandre à peu de frais les vérités cléricales. La littérature en est pénible et la moralité fort ennuyeuse. Vingt fois par jour, pendant que nous suivions péniblement les contours du rivage à travers une flottille de nos fâcheux confrères, un canot s’élançait à notre rencontre. Les rameurs s’essoufflaient à franchir, sous l’ardeur du soleil, les deux ou trois milles qui nous séparaient et s’arrêtaient enfin, à bout de forces et d’haleine, tout auprès du navire :

— Un journal, s’il vous plaît ! criaient-ils à tue-tête.

Nos gens leur lançaient par-dessus bord une liasse de journaux de la Nouvelle-Orléans, qu’ils attrapaient au vol ; après quoi ils s’en retournaient sans rien dire par le même chemin. Alors, de tous les points de l’horizon on voyait surgir une foule d’esquifs semblables, qui tous convergeaient dans notre direction, faisant force de rames pour arriver les premiers. A peine étaient-ils à portée que nos mariniers leur envoyaient successivement des paquets de tracts attachés proprement à des planchettes de bois en guise de flotteurs. Le langage de ces gens, quand ils découvraient la fraude dont ils étaient victimes, devenait des plus riches en figures de rhétorique. Pour faire jurer un homme, rien ne vaut la littérature religieuse, surtout quand il a dû ramer sous un gros soleil pendant l’espace de deux milles dans l’espoir de se procurer un journal.

Au fond, cependant, une crue n’est pas bien gênante pour la navigation à vapeur, du moins dans certains endroits de la rivière. De Cairo à Bâton-Rouge, quand la rivière déborde, il n’est pas trop difficile de se diriger, même la nuit. Des deux côtés, les forêts font d’épaisses murailles de verdure, longues de plusieurs centaines de