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pour l’auteur des Innocents ait été mince et notre accueil peu chaleureux ?

Mais ce n’est pas tout. Notre public n’a pas cru devoir, en cette circonstance, déroger à ses traditions les plus chères. Après s’être fait en hâte, sur le compte de Mark Twain, une opinion où la légèreté avait sa bonne part, il a mis une ténacité remarquable à n’en rien changer. Il s’est acharné à ne voir dans l’œuvre de Mark Twain, — une douzaine de volumes, — que le côté grossier et funambulesque, les coups de tam-tam indispensables pour attirer la foule dans un pays où la démocratie n’a rien d’athénien. On a fait de lui, pour toujours, un charivariste obstiné, passant sa vie à débiter au poids des malices sans goût et des charges vulgaires. La vérité n’est pas là. Mark Twain n’est pas uniquement un amuseur incorrigible et perpétuel. Il y a en lui une nature à part, une originalité vraiment savoureuse, des talens et des qualités. C’est un observateur sagace et pénétrant, qui voit bien et raconte juste ; un voyageur infatigable, qui, tantôt fait défiler devant nous des pays étranges et inconnus, et tantôt apporte dans nos contrées un peu rebattues un élément de nouveauté et d’imprévu. Ses descriptions sont presque toujours intéressantes et pleines d’exactitude, ses jugemens marqués au coin du bon sens et libres de toute influence banale, de toute entrave conventionnelle. Le poncif n’entre pour rien dans cette nature indépendante et fougueuse, dont tous les ressorts sont neufs. Quand il lui arrive, plus souvent qu’on ne croirait, de traiter sérieusement un sujet, ses renseignemens sont nets et précis, puisés aux meilleures sources, et d’une authenticité irréprochable. Mais, alors même qu’il y introduit cette pointe de fantaisie drôlatique dont il a coutume et à laquelle il ne renonce guère complètement, l’intérêt de son récit reste toujours sa première préoccupation et ne tend jamais à disparaître derrière une plaisanterie vide et sans but.

Ce qu’il y a donc de meilleur jusqu’à présent dans l’œuvre de Mark Twain, en dehors de son exquise idylle, les Aventures de Tom Sawyer, ce sont ses voyages et ses fortunes de ter mer. Jamais écrivain, de mémoire d’homme, n’a tant couru le monde, toujours voguant et roulant, et tenant sans cesse sa lorgnette irrespectueuse braquée sur les hommes et les choses. Dans Roughing it et dans les Innocents at home, il avait donné un aperçu de ses débuts dans la carrière agitée du touriste professionnel. Dans a Tramp abroad, il nous a rendu avec sa verve endiablée les impressions d’un Yankee égaré au milieu des ruines de nos civilisations antiques. Hier, il revenait à son pays et à son premier thème, et dans les deux volumes intitulés Life on the Mississipi,