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du morcellement avec la délicatesse et la sûreté d’analyse qui sont indispensables pour arriver, non pas à la vérité absolue, mais à une approximation de la vérité. Le morcellement du sol se présente sous trois formes diverses que l’on confond constamment, ce qui mène aux plus graves erreurs. Il y a d’abord la division de la propriété en elle-même, c’est-à-dire l’étendue des propriétés, puis le fractionnement parcellaire à l’intérieur d’une même propriété, enfin la dispersion des propriétés. Ce sont là trois phénomènes distincts. Le morcellement atteint le point culminant là où non-seulement il y a beaucoup de propriétaires, mais où la propriété de chacun de ces nombreux propriétaires se compose de beaucoup de parcelles distinctes et où, par surcroît, toutes ces parcelles d’une propriété déjà petite sont très disséminées. Parlons rapidement de chacun de ces points.

La terre, en France, a toujours été très morcelée ; les antécédens historiques, le colonat romain, les goûts nationaux, qui portent médiocrement les Français vers les entreprises commerciales, le climat qui favorise les productions privilégiées de la petite culture, la configuration même du sol, qui offre plus de vallons et de coteaux que de vastes plaines et de plateaux étendus, toutes les conditions physiques, ethniques, historiques prédisposaient la France au développement rapide de la petite propriété et de la petite culture. Ceux qui font remonter l’une et l’autre à la révolution de 1789 sont aussi dépourvus d’observation que de lecture. Tous les écrivains sérieux et impartiaux de ce temps, Tocqueville, Léonce de Lavergne, M. Baudrillart et bien d’autres ont établi l’antiquité de la petite propriété sur notre sol. L’érudition et les recherches de M. de Foville fournissent une foule de preuves à l’appui de cette opinion. Boisguillebert, en 1697, constate l’existence d’un très grand nombre de petits propriétaires, ajoutant que le malheur des temps en forçait un grand nombre à vendre leur bien. On a vu que, contrairement à ce qu’avait imaginé Michelet, les temps de crise nationale ou agricole réduisent momentanément la part de la petite propriété, qui n’agrandit son domaine qu’aux heures de prospérité générale. Le même Boisguillebert célèbre les bienfaits de la petite propriété aux environs de Montauban : « Il est impossible d’y trouver un pied de terre à qui on ne fasse rapporter tout ce qu’il peut produire. Il n’y a point d’homme, quelque pauvre qu’il soit, qui ne soit couvert d’un habit de laine d’une manière honnête, qui ne mange du pain autant qu’il lui en faut, et presque tous mangent de la viande ; tous ont des maisons couvertes de tuiles, et on les répare quand elles en ont besoin[1]. » Voilà quelques lignes à opposer à la célèbre boutade de La Bruyère,

  1. Détail de la France (1707), Ire partie, chap. XXI.