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qui la recueille et qui la résorbe. Il se fait ainsi, et il doit se faire, une sorte de libre-échange continu entre la propriété du capitaliste et la propriété du paysan. Michelet, qui a décrit avec tant de couleur les travaux merveilleux et féconds du petit propriétaire, s’est singulièrement trompé sur l’heure qui est la plus propice à l’accroissement de la part qu’il détient : « Aux temps les plus mauvais, dit-il, aux momens de pauvreté universelle où le riche même est pauvre et vend par force, alors le pauvre est en état d’acheter ; nul acquéreur ne se présentant, le paysan en guenille arrive avec sa pièce d’or et il acquiert. » L’observation est superficielle, comme le fait remarquer avec raison M. de Foville et comme le démontre un juge plus décisif encore, l’expérience des temps récens. C’est dans les périodes de prospérité que les petits propriétaires rognent ou dépècent les grands domaines ; alors les goujons dévorent le brochet ; mais, dans les heures calamiteuses, celui-ci prend sa revanche. Le grand propriétaire de nos jours, qui est d’ordinaire un capitaliste, amateur de la terre, puisant ses revenus à des sources multiples, qui ne sont jamais toutes taries à la fois, satisfait, lui aussi, à bon compte, son goût d’arrondissement, et il soulage, en la reprenant à un prix relativement élevé, la petite propriété qui défaillait. Il n’est pas douteux que, en dehors de la banlieue des villes et des bourgs, la grande propriété, depuis deux ou trois ans, ne regagne du terrain en France. Quand la crise agricole se sera atténuée, que le paysan aura reconstitué ses épargnes et repris confiance, la petite propriété, un instant arrêtée et refoulée, recommencera ses envahissemens. Ce flux et ce reflux sont aussi bienfaisans que nécessaires ; ils correspondent à des situations économiques diverses, l’une qui exige beaucoup de capitaux et une certaine science, l’autre qui a surtout besoin d’une main-d’œuvre intense et minutieuse.

Si la petite et la grande propriété vont de compagnie dans la généralité des pays civilisés, il s’en faut que chacune d’elles ait la même part dans les différentes contrées. L’Angleterre, on le sait, est le pays privilégié de la propriété géante. Les antécédens historiques et les lois ont contribué à l’y constituer et à l’y maintenir. La conquête s’est montrée beaucoup plus systématiquement rapace sur le sol anglais que sur le sol du continent ; à aucune heure, elle ne s’est dessaisie de ses rigueurs premières. La confiscation des biens de l’église, qui est devenue, dans le courant des siècles, un fait universel en Europe, se produisait chez nos voisins à un moment où la haute noblesse seule en pouvait profiter. Les avantages qu’offre au pâturage le climat de la Grande-Bretagne ont contribué aussi, dès le XVIe siècle, à évincer le petit laboureur et à lui substituer le grand possesseur de troupeaux, devançant de trois siècles le squatter australien.