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les passions ou les intérêts, ce qui est beaucoup pour les uns semble être peu de chose pour les autres. Origène veut faire voir que Dieu n’abandonne pas son église et qu’il n’a jamais cessé de la soutenir : il affirme donc que, dans les persécutions, elle a perdu peu de monde. Clément, qui veut en inspirer l’horreur pour en prévenir le retour, nous dit que le sang des chrétiens a coulé à flots. Peut-être sont-ils en réalité moins opposés qu’il le semble, et il peut même se faire qu’en parlant d’une manière si différente ils aient tous deux le même chiffre dans l’esprit.

Mais ce chiffre, nous ne le savons pas, et, vraisemblablement, nous ne le saurons jamais ; il faut prendre son parti de l’ignorer. Le plus sûr, dans cette obscurité, c’est de tenir une route moyenne entre les deux opinions contraires. Sans doute, les historiens de l’église sont tentés d’exagérer le nombre des martyrs ; mais il serait imprudent aussi de vouloir trop le réduire. Je suis frappé de voir qu’il n’y a pas un seul écrit ecclésiastique, quelque sujet qu’il traite, depuis le Ier siècle jusqu’au IIIe, où il ne soit question de quelque violence contre les chrétiens. On en parle dans l’Apocalypse de Jean comme dans le Pasteur d’Hermas, dans le charmant dialogue de Minutius Félix comme dans les vers barbares de Commodien ; à tous les momens, les évêques et les docteurs ne sont occupés qu’à prémunir les fidèles contre les dangers présens ou prochains ; c’est leur unique pensée, et l’on voit bien qu’ils s’adressent à des gens dont aucun ne peut s’assurer du lendemain. Nous venons de voir que les écrivains profanes ne parlent guère des chrétiens, mais le hasard veut que toutes les fois qu’ils en disent un mot, c’est pour faire allusion aux châtimens qu’on leur inflige. Laissons Tacite et Pline, puisqu’on croit le texte de leurs ouvrages interpolé. Épictète et Marc Aurèle, en attestant leur courage en face de la mort, montrent bien de quelle façon on les traitait ; Lucien nous les représente, dans un dialogue célèbre, jetés en prison et condamnés à périr ; Celse, qui écrit au lendemain d’une de ces attaques brutales et qu’il croit efficace, ne peut s’empêcher de leur dire, avec un ton d’insolence triomphante : « Si vous subsistez encore deux ou trois, errans et cachés, on vous cherche partout pour vous traîner au supplice. » Qu’on se remette devant l’esprit cette série non interrompue de témoignages ; qu’on songe qu’en réalité la persécution, avec plus ou moins d’intensité, a duré deux siècles et demi, et qu’elle s’est étendue à l’empire entier, c’est-à-dire à tout le monde connu, que jamais la loi contre les chrétiens n’a été complètement abrogée jusqu’à la victoire de l’église, et que, même dans les temps de trêve et de répit, lorsque la communauté respirait, le juge ne pouvait se dispenser de