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lui a épargné des épreuves qui pouvaient la perdre, écrit cette phrase significative : « Quelques-uns seulement, dont le compte est facile à faire, sont morts à l’occasion pour la religion du Christ, tandis que Dieu empêchait qu’on ne leur fît une guerre par laquelle on en eût fini avec la communauté tout entière. » Au moment où Origène s’exprimait ainsi, les chrétiens avaient subi six persécutions : lui-même avait assisté à la dernière, et son père y était mort avec un courage admirable. Il ne les regardait pourtant que comme des escarmouches qui pouvaient tout au plus exercer le courage des fidèles, et non comme une guerre sérieuse, capable de compromettre l’existence même de l’église. Il affirmait qu’après tout les victimes y avaient été rares et « que le compte en était facile à faire. » Cet aveu est significatif, et il semble d’abord donner pleinement raison à Dodwell et à ses partisans. Mais on a fait remarquer qu’Origène est seul de son opinion, et que les autres pères de l’église ne parlent jamais que de « la multitude des martyrs » et « des milliers de chrétiens qui ont succombé dans les supplices. » Voici, par exemple, ce que dit Clément d’Alexandrie, qui vivait quelques années avant Origène, au sujet de la persécution de Sévère : « Chaque jour nous voyons sous nos yeux couler à flots le sang des fidèles brûlés vifs, mis en croix ou décapités. » Il paraît bien étrange que deux auteurs qui écrivaient presque à la même époque, qui professaient le même culte et qui devaient voir les événemens sous le même jour et qui avaient intérêt à les dépeindre de la même façon, les aient jugés d’une manière si différente. « Pour s’expliquer la contradiction des deux passages, dit fort ingénieusement M. Havet, on fera bien, je crois, de se reporter à l’image que Bossuet a rendue célèbre, quand il compare les jours heureux clairsemés dans la vie d’un homme à des clous attachés à une longue muraille. — Vous diriez que cela occupe bien de la place : amassez-les ; il n’y n a pas pour remplir la main. — C’est ainsi que Clément a vu ces morts illustres, étalées, pour ainsi dire, sur la muraille. Origène les a comptées en les ramassant. » Je vais plus loin, et, s’il faut dire toute ma pensée, je ne trouve pas qu’au fond ces deux témoignages soient aussi opposés qu’il le paraît. Sans doute Origène affirme qu’il y a eu peu de martyrs, tandis que Clément prétend qu’il y en a en beaucoup ; mais remarquons que beaucoup et peu sont des termes vagues et qui ne répondent à aucun nombre précis. Il est si faux de dire qu’ils se contredisent toujours, qu’il peut arriver qu’on les emploie l’un pour l’autre. Supposons que le sang ait coulé dans une émeute et que le chiffre des morts soit connu ; tandis que les vaincus ne manquent pas de s’apitoyer sur le grand nombre des victimes, les agresseurs seront toujours tentés de trouver qu’après tout il a péri peu de monde. C’est que, suivant