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allait en loques. Ses traits manquaient de distinction et l’expression de sa physionomie était à l’avenant. Nous perdîmes notre peine à vouloir lui arracher un seul mot. A tout ce qu'on lui disait il répondait par de gros rires. Ce ne fut qu'aux approches de la maison des réunions publiques, vers laquelle il dirigeait ses pas, que j’appris son nom. C'était tout simplement le roi. j’éprouvai alors quelques scrupules en songeant au sans-gêne avec lequel j’avais apostrophé sa majesté.

Glissons sur l’audience. Une grande cabane couverte de nattes sales, tous les rideaux levés pour laisser entrer l’air, qui était embrasé ; le roi et les Européens assis sur des chaises de Vienne achetées pour les occasions solennelles où les consuls viennent non ad audiendum verbum regium, mais pour faire entendre leur voix au roi. Quelques chefs réunis à la hâte étaient blottis sur les nattes, les genoux près de la bouche et le dos contre les piliers de l’enceinte. Il y eut un discours qui n’en finissait pas et dont le sujet était mon éloge. l’orateur, un des grands chefs, en le prononçant, semblait s’endormir. C'était aussi notre cas. A la fin, n’en pouvant plus, je me levai brusquement ; autre infraction à l’étiquette. Mes amis en firent autant. Le roi, qui, pendant toute la cérémonie, n'avait fait que sommeiller ou rire d’un gros rire faux, sourit cette fois-ci franchement. Tout le monde, sauvages et policés, étaient enchantés de se séparer, et nous nous sauvâmes à toutes jambes, non sans avoir rendu visite, dans sa hutte, au vice-roi, qui a l’air de quelqu'un.

Melietoa n’est pas, me dit-on, un idiot. C'est un homme ordinaire, qui, si on l’avait laissé à sa place, serait aujourd'hui, ou ne serait plus un des grands chefs de tribu samoëns. Mais on l’a fait roi ; or il est roi, comme je l’ai dit, vis-à-vis des puissances signataires, il ne l’est pas aux yeux des autres chefs, qui ne l’ont jamais franchement reconnu comme souverain. Les trois consuls lui demandent, c'est leur devoir, sûreté pour les blancs nombreux épar- pillés en dehors de la municipalité sur différens points des îles, et, à cet effet, ils réclament de lui le rétablissement de la paix, constamment rompue de tribu à tribu. Ils n’ont ni la mission, ni les moyens d’intervenir eux-mêmes directement pour atteindre ce double but : ils s’adressent donc au roi, qui est impuissant. C'est une situation fausse et à la longue intenable.

On sait ce qui s’est passé à Tonga et à Fiji. l’Angleterre a reconnu roi le grand-chef George, dont le père déjà avait été le maître de cet archipel et qui, d’ailleurs, se trouve doublé d’un alter ego blanc, le missionnaire Baker. La reconnaissance de l’Angleterre consolidait, elle ne créait pas son pouvoir. A Fiji, un chef ambitieux, encouragé et poussé par des résidens blancs, entreprit de se soumettre