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supplices, tu ne l’atteindras pas. » Ces beaux vers me rappellent le mot célèbre du stoïcien Posidonius, qui, tourmenté par un violent accès de goutte, frappait du pied en disant : « Tu as beau faire, ô douleur, tu ne me forceras pas à reconnaître que tu es un mal ! » Comment se fait-il donc que les philosophes aient si peu rendu justice aux chrétiens ? Pourquoi n’ont-ils pas reconnu qu’après tout c’étaient des gens qui pratiquaient, sans le savoir, les préceptes des plus grands sages, qui domptaient la douleur et restaient fermes devant la mort sans l’avoir appris dans une école ? Je me figure qu’en les voyant si intrépides au milieu des tortures, ils ne pouvaient d’abord se défendre d’une certaine surprise, et que même quelquefois ils ressentaient une admiration secrète pour eux ; mais bientôt les préventions reprenaient le dessus, et ils ne manquaient pas de trouver de bonnes raisons pour rabaisser leur courage. Épictète explique la mort énergique des Galiléens « par une sorte de folie ou d’habitude. » Marc Aurèle, après avoir établi qu’il faut que rame soit prête à se séparer du corps, ajoute : « Mais elle ne doit s’y résoudre que pour des motifs raisonnables, et non par obstination pure, comme font les chrétiens. » Décidément, l’esprit de secte est un mauvais conseiller ; il aveugle les plus grands caractères et rend injustes les plus nobles cœurs.


IV

Je crois avoir répondu aux principales objections qu’on soulève d’ordinaire contre l’existence des persécutions. Mais si l’on ne peut pas tout à fait les supprimer, au moins essaie-t-on de réduire le nombre des victimes qu’elles ont faites ! On prétend que les historiens de l’église l’ont fort exagéré, et qu’en somme elles n’ont dû atteindre qu’assez peu de personnes. C’est ici une question bien plus difficile à traiter que la première et dans laquelle l’absence de documens précis ne permet pas toujours de se décider entre des affirmations contraires. Examinons pourtant quelques-uns des raisonnemens qui servent à contester le récit des écrivains ecclésiastiques, et voyons quelle en est la valeur. Pour prouver qu’ils se trompent ou qu’ils nous trompent, un des moyens les plus sûrs serait d’établir qu’à l’époque où ils nous montrent des milliers de chrétiens mourant pour leur foi, il n’y avait encore que fort peu de chrétiens. Il est clair que le nombre des victimes doit avoir été en proportion de celui des fidèles, et que, si l’église ne comptait pas alors beaucoup d’adeptes, il était difficile qu’elle eût beaucoup de martyrs. C’est une question nouvelle qui se pose à propos d’une autre et qui ne manque pas d’importance. On l’a souvent agitée et elle a reçu des solutions très