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Pendant le procès, il se produit bien d’autres irrégularités, que les apologistes ont grand soin de signaler ; Tertullien surtout, en sa qualité de jurisconsulte, les relève avec aigreur. Peut-être nous surprennent-elles moins que lui et arrivons-nous assez aisément à les comprendre. Ordinairement on n’interroge un accusé que pour obtenir qu’il avoue son crime. Il semble donc qu’ici, quand le malheureux avait répondu qu’il était chrétien, il ne restait plus qu’à prononcer la sentence ; c’est bien ce qui se faisait lorsqu’on avait à juger un de ces hommes dont la fermeté était connue et qu’on n’espérait pas ébranler[1]. Mais le plus souvent, après l’aveu de l’accusé, l’interrogatoire continuait. C’est qu’en général les juges ne tenaient pas à trouver des coupables ; s’ils étaient éclairés, humains, étrangers à tout fanatisme religieux, il leur répugnait de livrer aux bêtes ou de faire brûler vifs des gens qu’ils regardaient seulement comme des entêtés ou des fous. Un jour que les chrétiens se présentaient en foule devant le tribunal du sage gouverneur de l’Asie, Arrius Antoninus, pour y confesser leur foi : « Misérables, leur dit-il, n’avez-vous donc pas chez vous des cordes pour vous pendre ou des fenêtres pour vous jeter ? » Malheureusement la loi était formelle ; on ne pouvait les sauver que s’ils revenaient sur leur aveu. Le juge les engageait donc avec insistance à se rétracter, et quand il y parvenait, il en éprouvait une joie très vive ; il se faisait un point d’honneur de réussir. « J’ai vu, dit Tertullien, un gouverneur de Bithynie aussi triomphant que s’il avait battu une nation barbare, parce qu’un chrétien, après deux ans de lutte courageuse, avait fini par céder. » Quand la persuasion est impuissante, le juge a recours à la violence : et si rien ne réussit, il emploie la torture. Tertullien n’a pas de peine à montrer l’iniquité de ce procédé. La torture, d’après la législation romaine, devait être un moyen d’information ; on en faisait un instrument de mensonge. Au lieu de l’appliquer à ceux qui mentaient pour les forcer à dire la vérité, on s’en servait contre ceux qui disaient la vérité pour les obliger à mentir. C’est le renversement de la justice. Mais le juge ne s’en aperçoit guère ; la conscience qu’il a de ses bonnes intentions le rassure ; il se rend témoignage des efforts qu’il fait pour sauver le coupable, et

  1. Voyez, par exemple, le procès de saint Cyprien, dont nous avons conservé les pièces.