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contentent de mentionner le premier. C’est une façon de simplifier la procédure.

On ne doit pas s’étonner que cette loi, une fois promulguée, n’ait plus été abolie : les Romains étaient conservateurs de nature, et il leur répugnait de rien changer aux institutions du passé. Ce n’est pas sans raison que Tertullien les sollicite de porter la cognée dans leur forêt épaisse de règlemens et de décrets, et d’y faire pénétrer un peu de jour ; mais ils ne s’y résignaient pas volontiers ; on comprend donc qu’ils aient laissé subsister la loi contre les chrétiens avec toutes les autres. Seulement, comme on ne l’appliquait pas toujours, qu’elle était peut-être obscure dans son texte, ou par quelque autre motif que nous ignorons, nous voyons des doutes et des scrupules naître parfois dans l’esprit de ceux qui étaient chargés de l’exécuter. Pline, quand il fut gouverneur de la Bithynie, éprouva le besoin de demander à ce sujet des instructions plus précises à l’empereur ; il le pria de lui faire savoir comment il devait se conduire à l’égard des chrétiens. Trajan répondit : « Il ne faut pas faire de recherches contre eux ; mais, s’ils sont accusés et convaincus, il faut les punir : conquirendi non sunt ; si deferantur et arguantnr, puniendi sunt. La justice avait donc alors deux moyens d’atteindre les coupables : ou bien le magistrat les poursuivait d’office, ou les particuliers se chargeaient de les déférer aux tribunaux. En ordonnant aux magistrats de s’abstenir de toute recherche, l’empereur supprime la moitié du danger que les chrétiens peuvent courir, l’état ne prendra plus désormais l’initiative de les poursuivre ; mais ils restent exposés aux vengeances et aux rancunes particulières ; et s’il arrive, comme dans l’affaire de Ptolémée, que quelqu’un les traduise en justice (si deferantur) s’il prouve qu’ils sont bien chrétiens (et arguantur), l’affaire doit suivre son cours et être jugée selon les lois. Quelque dure que paraisse en somme la décision de Trajan, et quoiqu’elle laisse les chrétiens exposés à de grands périls, je crois qu’ils avaient raison de prétendre qu’elle rendait leur situation un peu moins mauvaise[1].

  1. La lettre de Trajan a été, on le comprend, interprétée de diverses façons. Overbeck, dans ses Studien sur Geschichte der alten Kirche, prétend que la tradition chrétienne s’est grossièrement trompée et qu’elle a regardé comme ayant arrêté la persécution un acte qui l’a précisément commencée. Comme il ne croit pas qu’il y ait en aucune poursuite régulière contre les chrétiens avant Trajan, il pense que ce prince fixa définitivement la procédure qu’il fallait suivre à leur égard, en sorte que sa lettre fut le principe et la règle de toutes les persécutions qui ont suivi. M. Edouard Cuq, dans son mémoire sur le Conseil des empereurs d’Auguste à Dioclétien, montre au contraire que Trajan n’entend pas poser de règle invariable, fonder un principe de jurisprudence ; il se réserve de statuer selon les circonstances, et il engage Pline à faire comme lui. « Il ne veut pas déclarer que le nom de chrétien constitue un délit, ce qui autoriserait les magistrats à poursuivre d’office, il permet seulement de punir ceux qui seront dénoncés régulièrement des flagitia inhœrentia nomini, de scelus aliquod. » C’est ce qu’il ne m’est pas possible de croire. Si les chrétiens étaient régulièrement accusés d’un crime, il me semble qu’on ne pourrait les relâcher qu’après qu’ils auraient établi qu’ils en sont innocens ; or Trajan dit formellement qu’il suffit, pour qu’on ne les poursuive pas, qu’ils affirment qu’ils ne sont pas chrétiens ou qu’ils ont cessé de l’être, et qu’ils le prouvent en sacrifiant aux dieux. D’où la conclusion qu’on ne les avait accusés que d’être chrétiens.