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aisé de comprendre au premier abord qu’on ait pu la tourner contre les chrétiens et qu’on soit parvenu à transformer en conspirateurs redoutables des sectaires inoffensifs, qui proclamaient solennellement « que rien ne leur était plus étranger que les affaires de l’état. » Cependant, on s’aperçoit, quand on regarde de près, qu’il y avait certaines apparences qui ont pu tromper sur leurs dispositions véritables et les faire soupçonner d’être des ennemis des césars. — C’est encore ici un sujet fort connu, et je n’ai qu’à résumer en quelques mots ce qui a été dit bien souvent. — Les jours de fête, on était surpris de voir qu’ils ne décoraient pas, comme tout le monde, leurs portes de fleurs, et qu’ils n’y allumaient pas des lumières le soir ; c’est qu’ils ne voulaient pas paraître honorer la déesse Limentina, qui, selon les païens, présidait au seuil des maisons, ils refusaient aussi de prendre part aux repas publics, craignant qu’on y servît des viandes consacrées aux dieux. Surtout ils s’abstenaient d’assister aux jeux de l’amphithéâtre ou du cirque, qui s’ouvraient par des cérémonies religieuses. Sérieux et graves, quand la foule était bruyante et joyeuse, fuyant les temples où l’on allait remercier les dieux des prospérités de l’empire, s’enfermant chez eux au lieu de célébrer, avec tout le monde, les victoires du prince, ils avaient vraiment l’air de s’affliger de la félicité publique. On ne doutait pas, à leur aspect, qu’ils ne fussent des mécontens ; et, comme les mécontens deviennent facilement des rebelles, on leur appliqua sans scrupule la loi qui protégeait la sûreté générale. D’ailleurs cette loi prononçait des peines sévères contre les sociétés secrètes. Il n’y avait rien dont l’autorité se méfiât davantage et qui parût plus nuisible à la paix de l’empire. Or les chrétiens formaient une association qui pouvait sembler plus redoutable que les autres. Les membres qui la composaient, étroitement unis entre eux, se donnaient le nom de frères ; ils possédaient une caisse commune qui, de bonne heure, fut très riche : ils se réunissaient la nuit, ce qui semblait être une circonstance aggravante ; ils se propageaient vite, et attiraient surtout à eux les classes inférieures des grandes villes, tourbe incommode et agitée, dont se défiait la bourgeoisie, et que les magistrats menaient rudement pour lui apprendre à rester tranquille. Voilà sans doute ce qui fit croire qu’ils pouvaient être nuisibles à la sécurité de l’empire et comment on en vint à leur appliquer la loi de majesté.


III

Ce fut un grand malheur pour les chrétiens de tomber sous cette loi redoutable. Si on ne les avait poursuivis que pour avoir pratiqué un culte étranger, il est probable qu’on se serait contenté de