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refusaient opiniâtrement d’entrer dans cette fusion qui s’opérait alors entre tous les cultes, ils furent mis hors de la tolérance commune.

Du moment qu’on était décidé à ne pas tolérer les chrétiens, il ne manquait pas de moyens de les atteindre et de les frapper. M. Le Blant a montré dans un mémoire important qu’il y avait un grand nombre de lois qu’on pouvait leur appliquer ; d’abord celle qui défendait d’introduire des cultes étrangers. Il n’est pas permis de douter qu’elle fût en vigueur sous la république : Cicéron et Tite Live la mentionnent expressément : elle existait encore au temps de l’empire, et Tertullien parle « d’un vieux décret » qui ne permettait pas aux Romains d’accueillir une religion nouvelle sans une autorisation formelle du sénat. Il faut avouer pourtant que le décret n’était guère respecté, il n’a pas empêché tous les dieux de l’Orient de s’établir dans Rome, à quelques pas de Jupiter Capitolin, sans prendre la peine d’en demander la permission à personne. C’est seulement quand leurs adorateurs devenaient trop remuans et que le culte nouveau semblait communiquer aux esprits une excitation dangereuse qu’on allait chercher l’ancienne loi dans cet arsenal de sénatus-consultes et de plébiscites oubliés où elle sommeillait avec beaucoup d’autres, et qu’on s’en servait contre les coupables[1]. Voilà comment, sous Tibère, à la suite de scandales éclatans, on exila en Sardaigne quatre mille affranchis « infectés des superstitions égyptiennes et judaïques. » On ne peut pas douter que la religion ne fût le prétexte de leur exil, puisque Tacite ajoute » qu’il fut enjoint aux autres de quitter l’Italie si, dans un temps fixé, ils n’avaient abjuré leur culte profane. » Évidemment on les frappa en vertu du « vieux décret » dont parle Tertullien, ce qui prouve bien qu’on ne l’avait pas abrogé.

Telle était la première loi sous laquelle tombaient les chrétiens ; par malheur pour eux, on leur en appliqua une autre. « Nous sommes poursuivis, dit Tertullien, comme sacrilèges et coupables de lèse-majesté. C’est le plus grand crime dont on nous accuse, ou plutôt c’est le seul. » La loi de majesté, comme on l’appelait, faite, sous la république, pour punir les complots contre la sûreté de l’état, avait fini par atteindre tout ce qui, de près ou de loin, pouvait compromettre la sécurité du prince et la tranquillité de l’empire. On sait l’abus qu’en firent les délateurs sous Tibère et Néron ; mais, quelle que soit l’extension qu’ils lui aient donnée, il n’est pas

  1. Aussi en fit-on, sous Marc Aurèle, une rédaction nouvelle et plus conforme à la réalité. « Tous ceux, disait-on, qui introduisent des religions nouvelles de nature à exciter les esprits seront punis, les riches de la relégation, les pauvres de mort. » En réalité, c’était moins l’introduction d’un culte nouveau qu’on voulait prévenir que les désordres qui en pouvaient être la suite.