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de détruire ou d’affaiblir l’autorité des textes qui nous en ont conservé le souvenir. Tertullien rapporte que les chrétiens ont été très maltraités sous Septime Sévère ; mais est-il possible de nous fier tout à fait à son témoignage ; et, puisqu’il a échappé aux bourreaux, quoiqu’il fût plus en vue que personne et qu’on eût plus d’intérêt à le frapper, il faut bien croire que la répression n’a pas été aussi violente qu’il le dit et qu’il était assez facile de s’y soustraire. Pour la persécution de Marc Aurèle, nous avons un document de la plus grande importance, la lettre adressée aux églises d’Asie et de Phrygie qui raconte la mort des martyrs de Lyon ; elle semble à M. Renan la perle de la littérature chrétienne du IIe siècle et l’un des morceaux les plus extraordinaires qu’aucune littérature ait produits. « Jamais, dit-il, on n’a tracé un tableau plus frappant du degré d’enthousiasme et de dévoûment où peut arriver la nature humaine : c’est l’idéal du martyre, avec aussi peu d’orgueil que possible de la part du martyr. » L’opinion de M. Havet est bien différente ; il n’y trouve « que de belles périphrases, des comparaisons classiques, des mots à effet, » et, « comme on ne voit pas ni à qui cette lettre est adressée, ni à quelle occasion, ni par quelle voie, ni qui est-ce qui a tenu la plume, » il déclare qu’elle n’a aucun caractère historique. La persécution de Trajan revit pour nous dans la fameuse lettre de Pline le jeune à l’empereur et dans la réponse du prince. Mais quoiqu’on n’ait jamais pu donner une raison décisive qui nous force à rejeter ces deux documens, on ne veut plus les tenir pour authentiques. Celle de Néron au moins semblait au-dessus de toute attaque ; elle était établie par un texte célèbre des Annales de Tacite qu’on ne songeait guère à suspecter. Or, voici qu’on vient de nous apprendre que ces quelques lignes ne sont pas de Tacite et qu’elles ont été subrepticement introduites dans son ouvrage par un chrétien zélé et peu scrupuleux qui voulait assurer à sa religion l’honneur d’avoir été persécutée par le plus méchant empereur de Rome[1].

  1. C’est l’opinion que soutient M. Hochart dans ses Études au sujet de la persécution des chrétiens sous Néron. Le livre de M. Hochart est l’œuvre d’un esprit sagace et vigoureux ; il représente un effort remarquable de travail. Mais tout ce travail est perdu, parce qu’il a été entrepris avec une idée préconçue. M. Hochard n’a pas abordé l’étude de l’histoire pour se convaincre ; il avait sa conviction faite d’avance, et elle était tellement enracinée que rien ne pouvait l’ébranler. Sa méthode est simple et sûre : toutes les lois qu’un fait le gêne, il le nie ; quand un texte lui est contraire, il déclare qu’il n’est pas authentique. C’est ainsi qu’il est certain de trouver dans l’histoire tout ce qu’il y cherche. Par malheur, M. Hochart ne connaît pas assez le latin pour établir si un passage est l’œuvre d’un moine du moyen âge ou d’un auteur classique. Il est trop étranger à la critique des textes pour décider s’ils sont authentiques ou apocryphes. Il est vraiment pénible de voir le manque de méthode et le parti-pris rendre inutiles tant d’obstination et de sincérité.