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à ses pieds à peine de la place pour les huttes d’une trentaine d'habitans. Malgré la proximité de ce cône colossal, à cause de l'état de l’atmosphère et de la position du soleil, nous n’en distinguons que la sombre silhouette, qui offre une ressemblance frappante avec Stromboli.

Tout près de l’endroit où nous débarquâmes, on trouve sur la plage même la cabane de l’un des trois blancs qui résident dans cette île. Ce sont des traders. On appelle ainsi des commerçans commandités par des maisons australiennes, anglaises, allemandes qui leur cèdent, au prix double des marchés d’Europe, des canifs, des couteaux, des cotonnades, du tabac et d’autres objets recherchés par le sauvage, et aucun ne l’est plus que les armes à feu. Le trader qui exploite tel ou tel archipel les échange, parfois avec un bénéfice de 700 à 800 pour 100, contre du copre et du coton. Il envoie ces produits à Apia, à Suva, à Levuka, à Tonga, là où est la maison qui l’a commandité et qui se charge de l’exportation en Europe, le plus souvent en faisant des profits énormes. Si le trader est sobre, intelligent, énergique, et s’il n’est pas tué, ce à quoi il s’expose surtout dans les archipels mélanésiens, il fait en peu d’années une fortune relativement considérable. La vie qu'il mène ne lui coûte presque rien. Il a apporté dans son île de petites provisions de conserves qu'il renouvelle à l’occasion. Sa nourriture se compose principalement de yam, de bananes et de volaille. Il a pour costume un gilet et un pantalon de flanelle qui tiennent lieu de linge; un chapeau de paille pour le beau temps et un sudouest qui, dans la saison des pluies, protège la tête, le front et la nuque.

Mais, hélas ! beaucoup de ces hommes ne sont ni sobres, ni actifs, ni énergiques. Le climat les énerve. Ils ne travaillent que juste pour vivre, et ils vivent au jour le jour. Il y en a qui, étendus dans leur hutte sur une natte, ou à l’ombre d’un cocotier dans un hamac, seuls ou avec une compagne indigène, passent leur temps à ne rien faire et finissent par disparaître. Il y a aussi des hommes énergiques; mais ceux-là ont ordinairement, à un trop haut degré, les défauts de leurs qualités. Ce sont les derniers épigones des grands spadassins, des rowdies d’autrefois, dont les hauts faits, accomplis surtout en Mélanésie, ont épouvanté le public australien et trouvé un écho jusque dans les journaux d’Europe. Il s’en accomplit encore, mais plus rarement. Seulement, si la moitié de ce qu'on m’a raconté est vrai, c'en est encore trop. Une personne réellement digne de foi dit avoir vu un trader, pour essayer un fusil de chasse qu'il venait d’acheter, ajuster et toucher un indigène qui cueillait des noix sur le haut d’un cocotier. d’autres,.. mais trêve d’atrocités ! La revanche ne se fait pas attendre et cela